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De la Compétition à l’ACID en passant par tout ce qu’il y a entre, aperçu régulièrement mis à jour des films vus à Cannes mais auxquels nous n’avons pas consacré de longues chroniques. Derniers ajouts : le film de clôture de l’ACID et le prix du jury de la Compétition.
LE GENOU D’AHED de Nadav Lapid (Compétition). Il est cohérent de trouver l’israélien Le genou d’Ahed (lauréat du prix du jury) dans un palmarès au sommet duquel trône Titane, tant les deux films sont sur la même ligne en termes de rage intérieure et de radicalité vis-à-vis de leur public. Comme Ducournau, Lapid semble considérer les hurlements et les coups comme l’unique moyen de communication possible au sein du film et envers ceux qui le regardent ; également comme elle, son récit comporte des séquences où la danse est vue tour à tour comme un vecteur de déchaînement ou d’apaisement, et il a pour terme un accouchement (de la parole, ici) dans la douleur. Lapid a besoin de vomir le dégoût et l’effroi que provoque en lui l’atmosphère proto-fasciste qui règne dans son pays, et qui trouve sa source dans les politiques mi-autoritaires – l’élément central du film est un formulaire d’autocensure que le protagoniste doit signer afin de pouvoir animer une projection publique d’un de ses films, chose qui est réellement advenue à Lapid – mi-absurdes (le développement à tout prix de colonies dans le désert ne vous fait disposer de rien d’autre qu’un désert, aride et hostile) du gouvernement. Il met en scène sa panique et son sentiment de déclassement (les opposants étant tous logés à la même enseigne, qu’ils soient juifs ou arabes). Cette nausée aboutit malheureusement à un film bien inférieur à ses premières réalisations (Le policier, L’institutrice), même s’il est de toute évidence vital pour son cinéaste, et correspondant à son – inquiétant – état actuel. Il faut espérer que celui-ci ne soit que temporaire.
AYA de Simon Coulibaly Gillard (ACID). Aya vit sur l’île de Lahou, au large de la Côte d’Ivoire, qui est peu à peu rongée par la montée des eaux causée par le changement climatique. C’est un fait réel, et la mise en scène de Coulibaly Gillard, tout en étant d’une grande beauté plastique, colle à ce réel en procédant à une description documentaire de l’existence d’Aya, de sa famille et de son village dans des séquences qui rappellent Stromboli de Rossellini (une communauté insulaire isolée et autosuffisante), mais dans une version lumineuse. Aya et les autres sont heureux, sans besoin ni manque d’un ailleurs, comme elle l’exprime elle-même (en répondant « ici » et « moi » à sa mère qui lui demande où elle voudrait vivre et qui elle voudrait être) et comme la mise en scène le montrait dès la tendre première scène, de cueillette de noix de coco. Mais il y a cette satanée et inarrêtable montée des eaux, qui se fait sentir de la manière la plus lugubre et cruelle qui soit : l’océan menace le cimetière, ce qui contraint à détruire les sépultures et déplacer les dépouilles des défunts. Puis vient le tour des vivants d’être délogés, forcés de démonter leurs maisons et de s’exiler. Aya a tous les éléments pour être un film puissant ; mais la manière dont il les développe, monocorde et trop illustrative, l’empêche de le devenir, en bridant en permanence notre implication émotionnelle dans la tragédie subie par Aya et ses proches, et qui nous concerne tou.te.s.
VÉNUS SUR LA RIVE de Lin Wang (ACID). Film « en costumes » (car 1992, l’année du récit, c’était il y a déjà trente ans), chronique chorale d’une famille (qui ne compte plus que des femmes, de différentes générations) débouchant sur une vue en coupe de la société (les immeubles d’habitation et de bureaux, les hôpitaux et les usines, business) – ce premier long-métrage d’une cinéaste chinoise évoque une référence des plus flatteuses : les fresques du taïwanais Edward Yang. Ici la voilure narrative est plus réduite, ce qui n’empêche pas le film de briller par sa mise en scène, qui conjugue maîtrise et inspiration dans tous les domaines, cadrage, découpage, agencement des couleurs, utilisation des décors… Plusieurs moments de narration sans dialogues sont de toute beauté : une partie de badminton interrompue par l’irruption d’un oiseau dans un parterre de fleurs, un flirt muet à travers des rues, des escaliers et des bâtiments, et en point culminant la superbe séquence onirique qui vient clore le long-métrage. Lequel est certes plus commun, moins marquant lorsqu’il s’agit de raconter au long cours une histoire par des moyens classiques ; mais ses éclairs formels suffisent amplement à notre bonheur et à marquer notre regard.
RED ROCKET de Sean Baker (Compétition). Red Rocket ne relève certainement pas le niveau de la présence américaine en compétition – il est au contraire le plus mauvais des trois, Flag Day et The French Dispatch avaient au moins pour eux d’être transparents et vite oubliables. Red Rocket, lui, est désagréable et bête, sans qualités, comme son protagoniste Mikey qu’il colle aux basques (il envahit toutes les scènes) tout en faisant mine d’être en désaccord ses agissements médiocres et immoraux. En tout cas, c’est ce que le film essaye de se faire croire à lui-même (alors qu’il est clairement séduit par son immaturité) ; dans les faits, il consacre deux heures au récit du recrutement d’une gamine de 17 ans par un acteur porno retors et nocif (Mikey, donc), et ne se gêne pas pour en profiter pour se rincer l’œil. Même sans ce male gaze contradictoire avec le sujet (le film ne peut s’empêcher d’objectifier son héroïne et de ne s’intéresser qu’à sa vie sexuelle, tout en voulant critiquer le fait que Mikey et le système du porno le fassent), Red Rocket aurait été de bien peu d’intérêt. Passée sa première demi-heure qui croquait un portrait pertinent et enlevé du cul-de-sac où vivent les anonymes au fin fond du Texas, le film devient une petite chose anecdotique qui n’a rien à faire en compétition, lassante et répétitive dans ses effets et son déroulement.
NEPTUNE FROST de Saul Williams & Anisia Uzeyman (Quinzaine des Réalisateurs). L’ovni transcendant du festival était à la Quinzaine, sous la forme de cette comédie musicale cyber-électro-psychédélique, au programme parfaitement exposé par deux citations : « ce film représente comment nous [les opprimé.e.s] nous projetons dans le futur », phrase d’introduction de Saul Williams avant la projection ; et « ma vérité est codée mais la vôtre est si évidente à déchiffrer », dernière réplique du film. Neptune Frost parvient à être fidèle à son programme (il débute comme tant d’autres se contentent de finir, par une révolte ouvrant sur une utopie rebelle) tout en parvenant à être artistiquement bien plus. Coréalisé par le musicien américain Saul Williams (en charge des sons) et la cinéaste rwandaise Anisia Uzeyman (en charge des images), le film applique la philosophie de la non-binarité qui est en son cœur, et qu’il tient à cultiver de la meilleure des manières qui soit, à tous les domaines – par exemple, ce sont deux comédien.ne.s de sexe différent qui incarnent alternativement le rôle principal. Le film est stimulant par sa manière de mettre en relation directe l’infra-monde (les travailleurs des mines africaines) et le supra-monde (le réseau internet), le réel et la science-fiction (par la simple invention d’accessoires très inspirés), de même que des références que l’on n’aurait jamais cru voir réunies : Ghost in the shell, Martin Luther King, le Rocky Horror Picture Show. Neptune Frost pratique la comédie musicale comme on le fait plus souvent sur scène que sur écran : ce qui passe par les dialogues ou la narration importe moins que ce qui s’exprime organiquement, dans la forme, dans les vibrations, qu’elles proviennent des couleurs, des sons, des chorégraphies. Un vrai coup de cœur.
TRALALA de Arnaud & Jean-Marie Larrieu (Séances de Minuit). Les voies des rapprochements entre films cannois sont impénétrables : Tralala fait écho à Benedetta (le croisement de l’amour divin et de l’amour humain) et Titane (la trame principale du récit repose sur l’aveuglement volontaire d’un parent croyant retrouver un enfant perdu), mais en chansons et à Lourdes. Qui se trouve être la ville natale des frères Larrieu, où ils tournent pour la première fois, pour leur première comédie musicale – ils avaient déjà réalisé de pures comédies, dont leur dernier film 21 nuits avec Pattie (en 2015 ; il n’avait jamais fallu attendre aussi longtemps pour avoir de leurs nouvelles). Comme celui de cette notule, le démarrage de Tralala est un peu laborieux, et il faut attendre que toutes les pièces du puzzle – les personnages, leurs relations, leurs lieux de vie – se soient mises en place, à l’écart du barnum touristico-religieux de Lourdes (que les Larrieu filment avec un beau détachement amusé), pour qu’il exprime son plein potentiel. Le film émeut alors franchement, dans le mélange de tendresse et de mélancolie que lui inspire son histoire où le faux permet de résoudre le vrai en ayant pris temporairement sa place. Cette réussite doit autant aux comédien.ne.s inattendu.e.s (Mélanie Thierry, Josianne Balasko, Maïwenn, Bertrand Belin) réuni.e.s autour d’un Mathieu Amalric génial en clochard hirsute au banjo, qu’aux chansons composées par un tout aussi beau casting – Belin à nouveau, Dominique A, Jeanne Cherhal, Philippe Katerine…
DOWN WITH THE KING de Diego Ongaro (ACID). Un rappeur de renom, « Money Merc », loue un corps de ferme loin de tout pour y enregistrer son nouvel album. La combinaison de sa crise d’inspiration et de l’attrait de l’existence qu’il découvre sur place fait germer dans l’esprit de Merc la possibilité d’un changement complet de vie. « Qui es-tu si tu n’es plus Money Merc ? », lui demande son manager, paniqué – sauf que Money Merc ce n’est déjà pas lui, mais une identité de façade, un personnage de scène. Le protagoniste du récit se retrouve de fait coincé dans une stase entre deux états (rappeur et fermier, ville et campagne…), laquelle fonctionne comme une version miniature de l’enrayement actuel du monde, entre l’ultra-modernité et la décroissance. Dommage que cette stase enveloppe peu à peu le film dans son ensemble, qui ne fait plus grand-chose de tous ses bons éléments (personnages, lieux, enjeux) une fois ceux-ci posés. On retient tout de même l’interprétation dans le rôle principal de Freddie Gibbs, lui-même rappeur dans la vraie vie, et qui apporte ainsi une sincérité et une vérité réelles aux monologues, d’ordre général ou intime, sur cette musique qui parsèment le récit.
LES NUITS DE ZHENWU de Na Jiazuo (Un Certain Regard). Dans la petite ville de Zhenwu, le long du Yang Tsé, Dongzi devient collecteur de dettes pour payer les factures d’hôpital de son père. Malgré la relation conflictuelle qu’il entretient avec lui, le jeune homme espère ainsi l’empêcher de rejoindre trop tôt sa mère, qui les a quittés dix ans plus tôt. Dongzi ne sait pas non plus trop sur quel pied danser concernant l’autre relation-clé de sa vie actuelle, proche d’une jeune femme pour laquelle il est plus qu’un ami mais moins qu’un amant ; et dont l’ex-compagnon est un chef de gang, ce qui n’arrangera rien. Le film dans son entier semble lui aussi animé par – voire prisonnier de – ses propres contradictions : pas complètement thriller mais plus qu’un drame psychologique, pas complètement auteur mais trop ténébreux pour un divertissement grand public (un déséquilibre qui desservait déjà de façon analogue un autre film chinois découvert au Certain Regard, en 2019, Un été à Changsha de Zu Feng). Ce yoyo permanent donne l’impression d’un gigantesque montage alterné, nous baladant entre les désirs contrariés de l’auteur. Seulement qui dit montage alterné dit symbiose finale, soit un ultime soubresaut à mettre à l’actif du film : Les nuits de Zhenwu s’achève sur un dernier acte enlevé et une dernière scène insolite, qui ne saura pas non plus trancher entre deux options (rêve ou étrange réalité), exception faite que cette ultime indécision apparaît enfin pleinement satisfaisante aux yeux du spectateur.
LA FIÈVRE DE PETROV de Kirill Serebrennikov (Compétition). Il y avait dans Leto, le précédent long-métrage de Serebrennikov, la belle réplique « Je veux que tout le monde soit heureux » mise dans la bouche de son personnage principal. Dans l’intervalle de temps entre les deux films, toujours passé en assignation à résidence par le cinéaste à nouveau interdit de venir accompagner son œuvre à Cannes, cette soif de bonté et d’empathie a totalement disparu – hormis à petite dose dans les flashbacks de l’enfance du héros de La fièvre de Petrov, croit-on, avant que ces flashbacks ne se voient recouverts par d’autres, affligés. La forme toute en excès et en coups de force du film, entrecoupée donc de flashbacks en vue subjective à hauteur d’enfant, rappelle celle de Enter the void de Gaspar Noé, à la différence essentielle que le trip formel du français trouvait une issue, un chemin vers la grâce, tandis que celui du russe est irrémédiablement nihiliste, un voyage à bord d’un bus de cauchemar similaire à celui qui apparaît en ouverture et en clôture. Plus encore que par sa manière d’enfoncer le clou de son message funèbre sans relâche et par tous les moyens (des graffitis du style « tu mourras avant de te marier » ajoutés sur les décors, par exemple), La fièvre de Petrov est rendu étouffant, difficilement supportable, par son carrousel incessant d’effets de manche visuels et narratifs, reliés entre eux par aucune logique, même de rêve. La justification tarte à la crème du « tout est dans sa tête » n’explique rien de ces bascules entre différents niveaux d’irréalité (hallucinations et flashbacks), d’expression artistique (prose, poésie, BD), de maladie, interrompus avant d’avoir pu mener où que ce soit. Serebrennikov tourne en rond, comme un conducteur faisant des burns dans sa voiture tunée sur un parking, et l’esprit malade de son héros – alter ego nous reste impénétrable.
FEATHERS de Omar El Zohairy (Semaine de la Critique). Dans une famille égyptienne, le père et mari autoritaire et brutal (et bête) est transformé en poulet par le magicien officiant à l’anniversaire d’un de ses fils. Mais il ne faut pas se fier à la facétie de ce point de départ (le plan pré-générique, d’un homme s’immolant devant une usine, est autrement plus fidèle au ton général du film). Feathers est anxiogène et irrespirable, le poulet n’étant qu’un prétexte servant à plonger la mère de famille dans un entre-deux insoluble où elle n’est ni mariée, ni veuve, et n’a donc absolument plus droit à rien pour faire vivre ses enfants. Scène après scène après scène, l’ultra-réalisme cru (et parfois complaisant) des plans fixes peut dès lors capter – voire traquer – chaque miette de la saleté et de la déliquescence des lieux de vie et de travail (il est également conseillé d’apprécier les gros plans répétés sur les corps malades d’animaux et d’humains), tandis que l’héroïne s’enfonce toujours plus dans la violence de la misère, et que son interprète reste invariablement mutique et effacée. Et comme si souvent dans ce genre de cinéma, le film attend les tous derniers instants pour faire enfin le saut narratif à même de déclencher un récit intéressant, mais dont l’on ne verra jamais la couleur.
HIT THE ROAD de Panah Panahi (Quinzaine des Réalisateurs). Une famille iranienne accompagne son fils aîné à la frontière, où il partira en exil. Pour son premier long-métrage, le fils de Jafar Panahi réalise un film mineur (mais qui n’aspire pas à être majeur – alors qu’il aurait peut-être pu et dû), s’appuyant sur des facilités – un gamin gouailleur, du karaoké… – dont il aurait tout à fait été capable de se passer étant donné le talent réel dont il fait preuve. Le développement de l’ensemble des personnages (les différents membres de la famille), de même que la construction des séquences, sont de très bonne facture, surtout dans la dernière partie où Panahi laisse enfin le drame de la séparation à venir prendre le pas sur le comique du road movie facétieux. Alors, par de superbes plans larges et des scènes qui s’étirent autant que nécessaire pour laisser l’émotion se poser, croître, Hit the road nous touche au cœur en nous révélant le sien. Puis, une fois le fils parti et au moment des adieux entre le film et nous, il nous fait savoir avec élégance qu’il était conscient de partager la faiblesse de ses personnages, lors de sa première heure faussement et exagérément détachée : en nous montrant les larmes de la mère ravalées lors d’un dernier karaoké.
SÛPREMES de Audrey Estrougo (Séances de Minuit). C’est déjà au tour de NTM d’avoir droit à son biopic, puisque les années filent et que plus de temps a déjà passé entre maintenant et 1989 (les débuts du groupe) qu’entre 1989 et le début de la Cinquième République. Suprêmes se trouve en plein dans la contradiction inhérente au genre du biopic, qui ne peut s’empêcher d’enlever les échardes, de lisser les éclats rugueux de son sujet alors qu’il s’agit précisément de ce qui a rendu celui-ci intéressant et puissant artistiquement au départ. Le film d’Audrey Estrougo se concentre ainsi presque exclusivement sur la partie professionnelle de l’ascension du groupe, cochant toutes les cases du parcours obligé (ce qui est efficace et génère de belles scènes : les concerts dans les villes de banlieue rivales, les tags partout où l’occasion se présente) et ne s’aventurant presque pas dans la vie qui a nourri leur art. Quelques scènes sur l’impossibilité de Joey Starr à se faire aimer de son père, et sur sa dépendance à l’alcool et à la drogue, mais rien de plus. Rien, surtout, sur un thème pourtant central dans l’existence en banlieue et dans les paroles et le feu de NTM : les violences policières. Le film n’arrête pas de tourner autour, ne les évoquant que de manière indirecte, attendant les cinq dernières minutes pour les montrer de front – mais en arrière-plan, et alors qu’elles ne concernent plus les personnages, arrivés au bout de leur professionnalisation. Suprêmes, ou la démonstration du biopic comme stade final de l’extinction de la flamme et de la vitalité des artistes ?
RIEN A FOUTRE de Julie Lecoustre & Emmanuel Marre (Semaine de la Critique). Deux films se succèdent dans Rien à foutre, et le second est malheureusement moins bon que le premier. Cassandre, l’héroïne (incarnée par Adèle Exarchopoulos), est employée comme hôtesse de l’air par une compagnie low-cost, à des conditions telles que sa vie et son travail se confondent. La description de cette existence formatée et qui n’a plus rien de singulier, en pilotage automatique téléguidé par les règles de l’entreprise et les managers qui les appliquent strictement, est la vraie réussite du film. Très rythmée, cette observation se fait au plus près du personnage (un parti pris tant formel que narratif), à coups de petites vignettes fort bien pensées et agencées par le duo de cinéastes. On expérimente ainsi le présent perpétuel et déshumanisé qui sert de quotidien à Cassandre. Les logements sans âme où elle et ses collègues sont parqué.e.s à Lanzarote entre deux vols ; la déconnexion paradoxale vis-à-vis des lieux (tous réduits à des aéroports et des photos sur Instagram) et des êtres (tous réduits à des corps sur Tinder, ou des clients à faire cracher au bassinet dans la course frénétique au chiffre d’affaires relancée à chaque vol), alors même que Cassandre sillonne l’Europe et croise des nouveaux visages par centaines chaque jour. La seconde partie du film, qui vise à sonder les failles de Cassandre à la faveur d’un retour en famille en Belgique, puis les décisions qu’elle prend en conséquence (lors d’un épilogue à Dubaï maladroitement rattaché au reste), est bien moins convaincante. Le regard de Lecoustre et Marre, si incisif lorsqu’il s’applique à des saynètes, des silhouettes et un sujet de société, s’émousse quand le cadre devient plus statique, le temps plus long, les enjeux plus intimes. Les scènes peinent à nous accrocher autant qu’avant, et de même le film peine à mettre au clair le parcours de son héroïne – reconstruction ou bien rechute dans le déni et la fuite.
FLAG DAY de Sean Penn (Compétition). Le retour de Sean Penn en compétition n’est pas aussi honteux que The Last Face – entre autres parce que Flag Day le voit revenir sur des terrains qui lui sont plus familiers et lui conviennent mieux (la fugue sans but de l’héroïne rappelle ainsi clairement Into the wild). Mais cela reste un film qui n’a tristement rien à faire là, narrativement plat et boursouflé d’effets mélo, décousu et pas bien filmé, nous laissant froids et en même temps vaguement embarrassés de l’entre-soi qui se déroule devant nos yeux – en plus de se mettre pour la première fois en scène, Sean Penn le fait en compagnie de ses enfants, Dylan et Hopper. Entre ce qui se joue à l’écran, une succession de face-à-face entre père et fille jouant un père et sa fille, et l’impression que la sélection du film n’est possiblement qu’un accessoire d’une entreprise de réconciliation entre Penn et Frémaux (une montée des marches ‘parfaite’ pour exorciser l’expérience du passage désastreux de The Last Face), on en vient à se demander ce que nous public faisons là, si notre présence devant le film est vraiment requise ou utile. Pour parler du film, justement, il y avait quelque chose à aller chercher dans son protagoniste mythomane au dernier degré (même lorsqu’on le confronte à ses mensonges, ce qui donne des scènes très violentes) et si fuyant qu’il se cache dans les replis des ellipses et des montages du récit ; mais Sean Penn ne fait qu’effleurer cela.
ET IL Y EUT UN MATIN de Eran Kolirin (Un Certain Regard). À propos de Soy Libre (très beau film montré à l’ACID), qui n’en souffre pas, nous évoquions la problématique des films qui ne parviennent jamais à accomplir le départ dont parlent sans cesse leurs protagonistes. Et il y eut un matin en est un cas d’école, coincé de bout en bout dans un piège instauré par le scénario lui-même : ses personnages de palestiniens travaillant à Jérusalem et de retour dans le village de leur famille le temps d’un mariage, s’y retrouvent bloqués car l’armée israélienne a débuté précisément cette nuit-là la construction d’un nouveau tronçon du mur de séparation. Les effets immédiats de ce bouleversement sont bons (les personnages se retrouvent quelques heures après s’être quittés, mais sans masques, dépouillés des déguisements de la célébration des noces), puis la routine s’installe. S’il est toujours difficile de réussir un film sur le surplace, cela devient impossible lorsque le récit lui-même s’enlise dans des redites (l’utilisation inattendue d’un morceau du groupe The Dead Weather fonctionne la première fois, plus du tout la seconde) et des enjeux exclusivement intimes – qui plus est porteurs d’une vision datée des rapports entre les sexes –, comme si la résignation à ne plus se battre s’était imposée. Ce qui se ressent fortement dans la quasi-absence de l’occupant israélien du cadre du film, remplacé par des tristes luttes internes entre palestiniens.
PICCOLO CORPO de Laura Samani (Semaine de la Critique). 1900, nord-est de l’Italie. Que faire lorsque le prêtre vous dit qu’en l’absence de baptême, l’âme de votre bébé mort-né errera pour toujours dans les limbes ? Agata, l’héroïne de Piccolo Corpo, décide de suivre coûte que coûte la lueur d’espoir qui lui est offerte par l’annonce de l’existence d’une lointaine église où un miracle est accompli : ressusciter les bébés le temps d’un souffle, et ainsi d’un baptême. La quête d’Agata la mène de la lagune Adriatique aux sommets des Dolomites, à travers des paysages fascinants et magnifiés par la mise en scène de Laura Samani qui démontre, dès son premier long-métrage, beaucoup de maîtrise et d’inspiration dans tous les domaines. Le trio de femmes qu’elle compose avec les deux comédiennes qu’elle a remarquablement choisies (Celeste Cescutti qui joue Agata, et Ondina Quadri qui joue Lynx, sa compagnonne de route) porte de bout en bout cette odyssée. Elle associe le réalisme cru des embûches (Agata est faite du même matériau que la Rosetta des Dardenne, jeune femme inébranlable dans un monde rendu encore plus dur par la violence des hommes – l’empathie et l’entraide ne viennent que des femmes dans Piccolo Corpo) et la phantasmagorie du cadre dans lequel elles ont lieu, qui fait tendre le film vers une atmosphère de conte de fées. Cet onirisme investit tout l’espace dans les dernières minutes, ce qui défait l’équilibre précédemment existant mais apporte au récit une conclusion très émouvante.
LA LÉGENDE DU ROI CRABE de Alessio Rigo de Righi & Matteo Zoppis (Quinzaine des Réalisateurs). Deux réalisateurs pour un récit proposant deux incarnations de son protagoniste, Luciano, d’abord ivrogne en lutte contre le seigneur local en Italie puis aventurier en quête d’un trésor légendaire en Terre de Feu – il y a donc également deux continents et deux langues pour les deux chapitres composant le film. Lesquels sont malheureusement aussi décevants l’un que l’autre, car construits selon le même principe frustrant : des idées excitantes de forme et de fond sont posées à chaque fois au début, puis ne sont jamais véritablement développées, les deux sections traînant fortement en longueur. À force de manquer de chair et d’âme (hormis lors d’une séquence réussie de fusillade dans les montagnes), La légende du roi crabe finit par se résumer à un travail de petit(s) malin(s) mais qui sonne creux.
SATOSHI KON, L’ILLUSIONNISTE de Pascal-Alex Vincent (Cannes Classics). La section Cannes Classics du festival comporte des versions restaurées de grands films de l’histoire du cinéma (par exemple cette année, Mulholland Drive de David Lynch) ainsi que des documentaires sur des cinéastes, tel ce film produit par Carlotta et consacré à l’un des génies de l’animation japonaise. Mort d’un cancer à seulement 46 ans, en pleine production de son projet suivant (auquel le film consacre ses dix dernières minutes), Satoshi Kon a créé une œuvre époustouflante en seulement quatre longs-métrages et une série. De Perfect Blue, le premier et le plus tétanisant, à Paprika, le plus connu et le plus fou formellement, en passant par Millenium Actress, Tokyo Godfathers et Paranoia Agent, Kon a multiplié les sauts à travers les genres et les tons, tout en creusant le même sillon (le vertige – pas nécessairement négatif – du brouillage des frontières entre rêve et réalité, dans une approche cousine de Lynch) et en maintenant la même ambition dans le dessin et la mise en scène. Par ses choix et ses impasses (on passe très vite sur son travail de mangaka, qui fut le premier art pratiqué par Kon pendant une décennie entière avant de passer à l’animation ; de même, les analyses de films ou l’évocation de son statut et de ses actes au sein de son industrie restent survolées), Satoshi Kon, l’illusionniste semble viser plutôt le public qui ne connaîtrait pas l’œuvre de son sujet. En tant qu’introduction, guidée par de nombreuses interviews de collaborateurs et de réalisateurs de renom aficionados de Kon (Darren Aronofsky, Mamoru Hosoda…), le film remplit son contrat. Ceux qui en attendraient plus resteront un peu sur leur faim, malgré de belles inspirations – l’importance du studio Madhouse resté fidèle à Kon tout au long de sa carrière, l’ouverture de certaines pistes (les connexions d’un film de Kon à l’autre, sa cinéphilie foisonnante avec Abattoir 5 en clé de voûte).
LA CIVIL de Teodora Ana Mihai (Un Certain Regard). Lorsque sa fille adolescente est kidnappée par un cartel, et que les procédures qui viennent en premier à l’esprit (payer la rançon, signaler l’enlèvement à la police) ne donnent rien, doña Cielo s’engage dans une voie parallèle, à la fois plus efficace et plus dangereuse : quitter son statut de victime impuissante pour passer à l’action, d’abord seule puis en collaboration avec les forces armées. Elle traque les membres du cartel, déclenche des interventions militaires qui permettent d’obtenir de quoi continuer à remonter la piste – dans le sang, et au risque de devenir soi-même un agent du mal, de la propagation de la douleur et de la tristesse. Comme son héroïne, le film se découvre suite à cette bascule un nouvel ensemble d’atouts et d’accrocs. Le travail de la réalisatrice est formellement impressionnant (d’autant plus que l’on parle d’un premier long-métrage), tout en faisant preuve d’intelligence dans la gestion de la question du point de vue. Celui de La civil colle en permanence et sans tricher à la subjectivité de Cielo, avec tout ce qu’elle comporte d’imperfections : on peut se retrouver trop près ou trop loin, être plongé dans l’obscurité, voir la réalité basculer soudain en visions de cauchemar (la morgue, les charniers). Malheureusement, le récit s’embourbe dans la redondance et la perte de sens des opérations coup de poing. Celles-ci génèrent sur le coup adrénaline et sentiment de puissance mais, une fois ces sensations évaporées, il reste le constat que le film n’a rien développé de pérenne, en termes d’intimité des personnages ou de propos politique.