L’INSTITUTRICE : allez les vers

Nadav Lapid n’est ni économiste, ni espagnol, mais il est atterré comme les premiers et indigné comme les seconds par l’état d’Israël aujourd’hui. À l’instar des livres des uns et des discours des autres, il fait de ses longs-métrages des manifestes. La figure du Policier servait d’assise à son premier, celle tout aussi symbolique de L’institutrice lui succède, au centre d’un film qui assoit l’engagement et le talent d’un cinéaste passionnant à suivre.

 

L’institutrice commence par un miracle, un mensonge, et un jugement. L’enchaînement de ces trois affirmations pose de manière franche et immédiate l’ensemble des enjeux du récit à venir ; et ainsi débarrasse d’entrée le film d’une des béquilles (le mystère artificiellement entretenu en repoussant la révélation des motivations et statuts des personnages) sur lesquelles Lapid appuyait Le policier pour s’assurer, alors même qu’il n’en avait nul besoin. Un garçon de cinq ans, Yoav, compose des poèmes, superbes qui plus est : miracle. Son institutrice, Nira, les fait passer pour les siens à son club de poésie : mensonge. La nounou de Yoav, interrogée par Nira sur l’environnement familial du prodige, en profite pour déclarer sèchement qu’il est « bizarre » : jugement. Deux heures durant, Lapid va ausculter inlassablement ces trois axes, opposés dans un rapport de force déséquilibré. Le miracle est seul contre les mensonges et les jugements, comme Yoav face aux adultes qui les assènent. L’institutrice sort donc du cadre du seul état d’Israël, et traite d’une problématique universelle : ce que l’on fait de l’art, ici incarné sous la forme très pure de la poésie, ou plutôt ce que l’on n’en fait pas. Lapid dresse le constat sévère de notre incapacité à nous montrer à la hauteur de ce présent fabuleux et impénétrable. Tous les individus croisant la route de Yoav ou de Nira gâcheront les poèmes, en les mettant au service d’intérêts bassement triviaux au moment de les faire entrer dans le monde « concret » – appât du gain ou de la reconnaissance, monnaie d’échange contre du sexe.


La rage de Nadav Lapid l’aiguillonne et le galvanise, mais ne le dupe pas

Ce n’est pas beau à voir, et c’est très dur de trouver comment lutter contre ce règne de la médiocrité et du profit à court terme. Dans la lignée du Policier, le camp des révoltés (ici peu à peu réduit à la seule Nira) est démuni, en moyens comme en stratégie. La rage de Lapid l’aiguillonne et le galvanise, mais ne le dupe pas en lui faisant miroiter un retournement aujourd’hui impossible. Nira rêve de faire de Yoav un Judas Macchabée moderne (explicite, le parallèle est osé puisqu’il fait passer les juifs du statut de victimes, à la religion interdite, à celui d’oppresseurs, proscrivant de fait la poésie, la culture) ; mais le garçon, plus humble, plus fataliste, perçoit que son salut passe par le choix de se fondre autant que possible dans la masse. Ses t-shirts de requins ou de monstres, ses jeux avec ses copains de maternelle en font un enfant presque comme un autre, ayant (un peu) sa place parmi eux, n’étant pas réductible à ce don pour la poésie qui le distingue du reste du monde. L’exceptionnelle séquence finale, dans un grand hôtel de station balnéaire, tranche pour un temps ce dilemme sur l’attitude à adopter face à la vulgarité du monde. Comme toutes les autres qui la précèdent, cette scène tire sa puissance de la réalisation sans faille et sans concession de Lapid. Les éléments qui la constituent étaient déjà tous en place dans Le policier ; on les retrouve ici plus affûtés et affirmés.


Tout dans L’institutrice concourt à nous plonger au cœur du réel, à nous confronter et nous cogner à lui

Ainsi la vue en coupe de la société, comme assemblage de rôles sociaux attribués à chacun d’entre nous. Au sein de celle-ci, le changement de personnage central décharge le film de l’autre béquille auparavant utilisée par le cinéaste. Un policier évolue forcément dans le cadre circonscrit du film de genre, borne à laquelle n’est pas tenue une institutrice – son travail consistant au contraire à ouvrir l’esprit de ses élèves, cultiver leur curiosité, leur donner l’opportunité de repousser en permanence les limites. En évoluant dans la sphère de Nira le récit se fait plus libre, plus audacieux, plus perturbant. La mise en scène, elle, est encore plus radicalement embedded ; tout y concourt à nous plonger au cœur du réel, à nous confronter et nous cogner à lui. Sans avoir peur de la littéralité : les scènes à la maternelle sont filmées au milieu des enfants et à leur hauteur, ailleurs la caméra se tient parfois si près des visages et des corps que ceux-ci la heurtent. Une correspondance se tisse avec Kechiche, dans la manière de pousser à l’extrême la pratique du gros plan, et d’inscrire les scènes dans une durée hors normes qui les enrichit, les consolide. De la sorte on redonne du sens à l’instant choisi pour couper entre ces blocs, à la parole ou au geste sur lequel on s’arrête ; tandis que l’attention du spectateur aux détails s’en trouve elle aussi renforcée. C’est comme ça que l’on se découvre en mesure de remarquer ce qui se trame sur les t-shirts.

 

L’INSTITUTRICE (Haganenet, Israël, 2014), un film de Nadav Lapid, avec Sarit Larry, Avi Shnaidman, Lior Raz. Durée : 120 min. Sortie en France le 10 septembre 2014.

 

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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