TITANE : passages en force et délits de fuite

Enfant, Alexia a été victime d’un accident de voiture (dans lequel elle porte aussi une part de responsabilité) qui a nécessité l’insertion d’une plaque de titane dans son crâne. Une fois adulte, sa vie reste guidée par ce principe : provoquer des carambolages, en porter les cicatrices dans sa chair, voir les autres en souffrir eux aussi, et recommencer. Le film suit la même ligne (comme déjà Grave, le précédent film de Julia Ducournau), ne croyant qu’aux chocs – de narration, d’images, d’agressions – et étant persuadé qu’ils suffisent comme moyen de communiquer.

Titane est découpé – démembré – en trois parties très distinctes. Les vingt premières minutes sont une reprise littérale, et réussie (ce qui n’est pas une mince affaire) de Crash – avec une touche de Christine. Cependant, Ducournau reprend le grand film transgressif de Cronenberg sur le mystère de nos désirs, la pulsion de mort, l’attirance moderne entre humains et voitures, non comme un hommage mais avec l’ambition de s’imaginer – et de nous demander de l’imaginer – être la première à inventer cette forme, ce récit (il en ira de même plus tard dans le film avec l’horreur organique japonaise hybridant chair et machine – Akira, Tetsuo…). Cette vanité est la limite et la force du travail de la cinéaste. Titane se croit plus exceptionnel qu’il ne l’est, mais le fait qu’il y croit autant, couplé au talent indéniable de Ducournau, nous emporte malgré tout. D’autant plus que celle-ci trouve en effet le moyen d’aller un cran plus loin que Cronenberg, en provoquant la concrétisation de l’accouplement entre la voiture (mâle, donc) et l’humaine (femelle).

Ducournau vise à nous faire mal, comme les personnages s’y font – et continueront par la suite à se faire – mal, à l’extrême ; comme s’il s’agissait dans la vision de la cinéaste de la seule manière d’évoluer, voire même de mériter de rester en vie

Cet énorme saut dans le vide (un ‘leap of faith’ en anglais) effectué par le film ouvre son deuxième segment, le plus court (c’est un entracte, au sens littéral) et le plus dément. La stratégie du passage en force de Ducournau y atteint un point limite ; ces dix minutes sont très dures à avaler, à tous les niveaux. Ducournau a un autre film en tête, qui nécessitait le premier acte uniquement pour advenir mais n’en a plus du tout besoin ensuite. La cinéaste ne se contente pas de quitter les lieux : elle brûle tout avant de partir, et d’une manière qui redouble la brutalité narrative (on le redit : tout le contenu du premier acte est détruit) par une ultraviolence visuelle qui pose franchement question. Ducournau y vise à nous faire mal, comme les personnages s’y font – et continueront par la suite à se faire – mal, à l’extrême ; comme s’il s’agissait dans la vision de la cinéaste de la seule manière d’évoluer, voire même de mériter de rester en vie. La progression par la douleur, à l’instar des martyrs successifs du Christ.

Arrive ensuite, en même temps que Vincent Lindon (Vincent dans le film), le troisième temps de Titane – le plus long, trop long. De nouveaux personnages et de nouveaux enjeux entrent en scène, mais nous avons un temps d’avance sur eux qui rend difficile notre implication à leurs côtés : nous savons qu’une ‘bombe’ scénaristique va péter tôt ou tard, dont le souffle ravagera tout ce nouveau monde. Et malheureusement, comme déjà dans Grave, Ducournau cède à la facilité de repousser l’explosion de la révélation jusqu’aux instants finaux du récit, préférant le choc de la dernière image forte ainsi obtenue au développement de l’immense potentiel narratif dès lors ouvert. Encombrée de remplissages inutiles et/ou maladroits (les scènes de danse), cette dernière partie possède également de grandes qualités. Les thèmes creusés (le dégoût de soi, l’acceptation ou le rejet de la part de féminité et de maternité) le sont de façon puissante, au travers de la relation qui se noue entre Alexia et Vincent. Et les deux interprètes sont extraordinaires, Agathe Rousselle encore plus, dans une composition qui la projette littéralement au-delà des genres sexuels – faisant regretter que Ducournau l’interrompe, avant qu’elle ait pu également aller au-delà de la limite entre organique et métallique.

TITANE (France, 2021), un film de Julia Ducournau, avec Agathe Rousselle, Vincent Lindon, Garance Marillier. Durée : 108 minutes. Sortie en France le 14 juillet 2021.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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