BENEDETTA : la chair de la foi et le sang du spectacle
Au 17è siècle en Italie du Nord, le couvent des Théatines mène une existence sans histoires (l’argent rentre à mesure que les jeunes filles viennent prendre le voile, la peste reste à distance de la ville) jusqu’à ce qu’y entre sœur Benedetta. Celle-ci affirme avoir des visions fiévreuses de Jésus Christ, accomplit des miracles et énonce des prophéties véhémentes, tout en ayant une liaison amoureuse avec une autre sœur. À travers l’escalade des conflits entre Benedetta et l’institution, Paul Verhoeven à son meilleur signe une dense et passionnante réflexion sur la foi et la croyance, l’amour spirituel et charnel, la sincérité et le spectacle.
Sur ce dernier point, il n’y a nulle surprise à lire le cinéaste affirmer expressément en interview que Benedetta, c’est lui. Plus précisément le lui de sa période hollywoodienne, lorsqu’il devait équilibrer la balance – avec plus ou moins de réussite – entre ses velléités artistiques et politiques d’une part et de l’autre les attentes des studios et du public. Ainsi, encore plus que les connexions évidentes avec La chair et le sang (l’esprit paneuropéen – Benedetta est réalisé par un néerlandais, produit en France et se situe en Italie –, le cadre moyenâgeux, l’emprise de l’Église, l’angoisse de la peste), ce sont les nombreuses références aux films du passage de Verhoeven aux États-Unis qui nourrissent le propos et les thèmes de Benedetta. Ici une scène de sexe qui rappelle fortement Basic Instinct, là une scène de flagellation qui évoque Starship Troopers, ailleurs encore la photographie du film soudain noyée de rouge (à cause du passage d’une comète) comme dans Total Recall. De manière plus globale, c’est toute la progression de l’intrigue de Benedetta qui fonctionne comme un décalque de celle de Total Recall par bien des aspects. Dans les deux cas Verhoeven met en scène, dans un lieu sous la coupe d’un pouvoir lointain (Pescia et Florence, Mars et la Terre), la lutte entre un ordre établi cynique, qui adapte et interprète les règles et les convictions théoriques selon ses intérêts matériels (maintien de sa position dominante, maximisation des profits) ; et un élément perturbateur, chien dans un jeu de quilles, isolé mais rendu très puissant par sa foi authentique en l’idéal au nom duquel les puissants affirment agir pour le bien commun. Portés par la ferveur de leur protagoniste, Benedetta comme Total Recall peuvent ainsi s’achever sur une longue séquence libératrice de renversement du pouvoir – dont l’homme au sommet mourra dans une agonie repoussante – par un soulèvement populaire.
Tel Verhoeven glissant ses brûlots politiques dans la doublure de blockbusters de science-fiction, Benedetta n’hésite pas à adapter les moyens employés au contexte pour atteindre ses fins
Par rapport à celui d’Arnold Schwarzenegger dans Total Recall, le personnage de Virginie Efira dans Benedetta a une autre corde à son arc, qui lui donne une épaisseur supplémentaire. Elle a le sens du spectacle et de la mise en scène ; elle sait lire et anticiper les attentes de ceux avec qui elle est amenée à interagir. Tel Verhoeven glissant ses brûlots politiques dans la doublure de blockbusters de science-fiction, Benedetta n’hésite pas à adapter les moyens employés au contexte pour atteindre ses fins. Les stigmates et autres formes de miracles qu’elle donne à voir sont parfois clairement truqués, pour l’emporter contre les représentants de plus en plus élevés du pouvoir clérical. Et d’autres fois… on ne sait pas. Et Verhoeven ne cherche pas la réponse, évidemment, puisqu’il a lui-même cette part de mystère, de duplicité, et l’a déjà partagée par le passé avec nombre de ses héro.ïne.s (dans Total Recall, Basic Instinct, Black Book…), autant d’alter ego fondamentalement sincères tout en étant capables sans mal de recourir à la manipulation. Ce point laissé grand ouvert permet au cinéaste de déplacer le questionnement vers un sujet autrement plus passionnant que le trivial ‘vérité ou mensonge’ : la foi – du prêcheur / du raconteur d’histoires – et son corollaire la croyance – du public qui écoute. Afin d’« ouvrir le champ du possible » (l’expression est dite à propos de ce que pratique Benedetta) autant qu’il y aspire, l’orateur doit s’assurer de ne pas rompre le lien avec son auditoire. La double interrogation qui en découle, et que Verhoeven a dû se poser lui-même à chaque projet, relie Benedetta au grand film sur la foi qu’est Signes de M. Night Shyamalan : jusqu’où puis-je aller dans la sincérité sans perdre ceux qui me suivent, et jusqu’où puis-je aller dans les trucages sans me perdre moi-même ?
Verhoeven déplace le questionnement vers un sujet autrement plus passionnant que le trivial ‘vérité ou mensonge’ : la question de la foi – du prêcheur / du raconteur d’histoires – et de son corollaire qu’est la croyance – du public qui écoute
Verhoeven ne pioche pas que dans son propre catalogue, il s’inspire également d’Hitchcock, ce qui n’est jamais une mauvaise idée surtout quand on en fait un usage aussi intelligent qu’ici. Un suicide du haut d’une tour reprend les codes de cette même séquence primordiale dans Sueurs froides, l’existence d’un judas permettant de surveiller les agissements d’autrui à son insu est révélée et exploitée par des moyens de pure mise en scène ; et un godemiché utilisé par Benedetta et son amante Bartolomea se trouve traité par le scénario comme les « MacGuffins » si chers à Hitchcock (des objets d’une importance capitale pour les personnages, et donc pour le suspense du scénario) – mais aussi comme le symbole de la complexité des tiraillements et des pulsions internes de l’héroïne. Bien loin de la simple provocation antireligieuse (terrain sur lequel le film va en définitive peu), la dualité de la statuette – figure de la Sainte Vierge d’une part, forme de pénis de l’autre – exprime visuellement la manière dont tout est entremêlé chez Benedetta, entre âme et chair, désir et amour. C’est par ses fantasmes de Jésus qu’elle trouve la voie d’une plénitude sexuelle (plénitude, amour, passion, sont d’ailleurs des mots ambivalents, qui transcendent le cloisonnement entre le sacré et le profane en s’appliquant aux deux domaines), tandis que les expressions qui lui viennent lors de la jouissance la ramènent à lui, « mon Dieu », « doux Jésus ». Ces séquences de fantasmes et de jouissances, de vie intérieure et de son débordement vers le monde extérieur, sont grandiloquentes comme sait les faire Verhoeven ; volontiers grotesques ou excessives, car toujours en phase avec l’honnêteté, l’intégrité de l’être qui les vit. Sa sincérité n’est jamais mise en doute, pas plus que celle des sœurs du couvent en rupture avec Benedetta et ne croyant pas comme elle, ne croyant pas en elle. Et comme très souvent chez le cinéaste, c’est la cohabitation de ces sincérités individuelles pour faire société qui pose problème, et qui se voit résolue par de violents jeux de pouvoir.
BENEDETTA (France, 2020), un film de Paul Verhoeven, avec Virginie Efira, Charlotte Rampling, Daphné Patakia, Lambert Wilson. Durée : 127 minutes. Sortie en France le 9 juillet 2021.