SOY LIBRE : des bienfaits d’être invisible
Il existe dans le cinéma indépendant un mur invisible contre lequel beaucoup de petits films se heurtent, d’où qu’ils viennent : l’impossibilité de faire partir leurs personnages vers cet ailleurs dont ils rêvent tant. Ils sont légion, les films qui posent d’entrée comme enjeu central un exil (par nécessité ou désir) mais qui ne peuvent le faire advenir, pour des raisons essentiellement pragmatiques – l’impossibilité du film lui-même à aller tourner là où son protagoniste souhaite partir. Soy libre fait voler en éclats ce plafond de verre, peut-être parce qu’il se situe si bas sur l’échelle, encore plus bas que les films à petit budget. C’est un film de rien du tout, fait avec trois bouts de ficelle, clandestin et marginal, et qui de par son invisibilité peut passer outre les autorisations et les frontières.
Laure filme son demi-frère Arnaud pour un projet de documentaire. Quand Arnaud s’en va pour (re)faire sa vie en Espagne, puis plus loin encore, le film s’en nourrit (à rebours du principe voulant que l’absence d’un acteur entraîne l’interruption du tournage) : Laure juxtapose dans le montage de son film les images brutes enregistrées par son frère en plus des siennes, et le tour est joué, il n’y a pas plus de questions à se poser. Soy libre se diffracte, filmé à deux personnes, deux langues, deux pays – bientôt deux continents. La vie française d’Arnaud était une prison : abandonné par ses parents, tombé dans la délinquance juvénile, il a choisi de fuguer du centre fermé où il était assigné à résidence pour se donner une chance ailleurs, loin. Alors le contraindre pour les besoins d’un film reviendrait à ajouter une autre prison, en le fixant dans un cadre (dans les deux sens du terme). C’est donc le film qui va s’adapter aux détours pris par l’existence d’Arnaud, en s’appuyant sur la connivence évidente entre la sœur cinéaste et le frère sujet, qui rend leur relation aimante et bienveillante sans pour autant être affadie par l’absence de frictions. Elle et il se tirent la bourre, s’envoient des piques comme dans la séquence burlesque du scooter volé par Arnaud qui ne parvient pas à le faire démarrer.
Arnaud sort du film en même temps qu’il entre enfin dans une vie qu’il peut appeler sienne, qu’il a choisie ; il a fui les deux prisons
Arnaud est de bout en bout un être hors-cadre : hors-la-loi, hors des clous de la société (un montage sans filtre, puisque fait d’images à la première personne, suit son errance de SDF dans les rues d’Alicante) et du formatage qu’elle applique aux êtres et à leurs désirs – « dans la vie y a rien de spécial » est une de ses premières répliques, empreinte de détachement plus que de cynisme. Arnaud est hors des radars aussi, son invisibilité et son dénuement lui confèrent une liberté radicale qui lui permet d’offrir au film de sa sœur une ellipse dont le cinéma de fiction n’oserait rêver. Soudain on le retrouve au Pérou, où le récit ne se stabilise pas de suite mais s’emballe dans des proportions inouïes, jusqu’à atteindre les lisières symboliques de la vie en société – la jungle, le désert – qu’Arnaud arpente physiquement. L’étape suivante, et finale, est aussi logique que bouleversante. Après n’avoir plus accordé au film qu’une présence en pointillés, il en disparaît tout simplement, ne laissant que des traces hors champ, des messages audio sur un répondeur. Il sort du film en même temps qu’il entre enfin dans une vie qu’il peut appeler sienne, qu’il a choisie ; il a fui les deux prisons. Et le film n’a plus d’autre choix que de s’achever, parce qu’il n’a plus de matière mais surtout car il n’a pas à aller plus loin – il ne pourrait mieux exprimer son titre, Soy libre, Je suis libre, qu’avec la disparition qu’Arnaud lui soumet.
SOY LIBRE (France, 2021), un film de Laure Portier, avec Arnaud Gomes. Durée : 78 minutes. Sortie en France indéterminée.