Envoyé spécial aux… 3 CONTINENTS 2022 : LOVE LIFE (et autres vies)

44ème édition de ce festival incontournable du 44. Une fois encore, en marge des (re)découvertes – les films de Kore-Eda, Mike de Leon, Raúl Perrone ou encore un focus sur le cinéma indien – l’exigence de la compétition impressionne : pas moins de dix films, tous originaires d’Asie, d’Amérique latine ou d’Afrique donc, et avec pour contrainte d’être proposé en Première française, et souvent même européenne. Remarquable donc d’y voir autant de réussites, pour la plupart asiatiques (continent majoritaire cette année), tels que le vietnamien Cendres glorieuses, l’indonésien Autobiography et le japonais Love Life. Retour privilégié sur ce dernier, nouveau long-métrage de Kôji Fukada (Au revoir l’été, Sayônara, L’infirmière), mais pas seulement – Love Life, et d’autres amours, d’autres vies, d’autres films.

 

Dans Love Life, précédemment révélé en compétition à la Mostra, Kôji Fukada décrit avec clarté et finesse son petit réseau de personnages, dont les liens sont aussi profonds que friables. Les situations et dialogues explicitent les difficultés qui étreignent le couple au cœur de l’histoire, et qui s’expriment aussi dans leurs relations avec leurs ainés ou avec d’anciens amants de retour dans leur vie ; affres secondés par une mise en scène qui travaille sans cesse le motif de la séparation : le cloisonnement au sein du foyer est accentué pour annoncer une tragédie familiale, plus un tard un reflet dans un écran de télévision isole un personnage pensant encore être épaulé à cet instant, puis les vitres, les rideaux, les miroirs tiennent à distance, enserrent ou déforment les unions dessinés dans le cadre au fil du récit.

La relation de la mère Taeko et de son fils est symbolisée par le jeu de stratégie japonais Othello, et notamment par une partie qu’ils n’auront pas le temps de terminer. Lors d’une scène, le beau-père de l’enfant rentre chez eux portant un sac sur lequel est imprimé un motif, un quadrillage a priori similaire à l’othellier cher à son épouse et à ce fils adoptif, exception faite que le dessin n’est qu’à moitié esquissé. L’homme confesse lui-même ne pas réussir à aimer pleinement l’enfant, ce que la mise en scène renforce avec amertume et sévérité : le dallage imprimé sur son sac, qu’il porte tel un fardeau, l’est verticalement et non à l’horizontal, c’est un mur qu’il a bâti entre eux et lui. Dans le film indonésien Autobiography, premier long-métrage admirable de maîtrise, Makbul Mubarak utilise dans son cas un échiquier pour appuyer l’affrontement silencieux auquel se livrent deux hommes : Rakib est l’homme à tout faire et le nouveau protégé du Général Purna, figure d’âge mûr se présentant à des élections locales. Affable, malicieux, populiste, diabolique, Purna n’est rien de moins que l’un des méchants de cinéma les plus terrifiants vus au cinéma ces dernières années ; le film devant aussi cela à la performance glaçante de l’acteur Arswendy Bening Swara (récompensé à Marrakech pour ce rôle). Le motif de la grille de l’échiquier s’avère dupliqué sur les murs de la prison dorée qui accueille Rakib, décidément condamné à se battre pour sa survie.



Forcément plus vaste que la demeure de Purna, le monde de Love Life reste pourtant curieusement limité. La majorité des personnages, qu’il s’agisse du couple, de leurs ex, des grands-parents, tous vivent et/ou travaillent dans le même tout petit périmètre. On retrouve d’ailleurs une idée proche dans un grand classique japonais récemment restauré et projeté aux 3 Continents cette année : dans Voyage à Tokyo (Yasujiro Ozu, 1953), après l’éclatement d’une famille nucléaire vivant dans le sud à Onomichi, leurs trois aînés sont tous partis vivre à Tokyo – le film racontant le séjour des aïeux à la capitale. Les parents âgés confessent avec tristesse mais sans rancœur que les enfants s’éloignent toujours, mais ils ne l’entendent pas au sens géographique du terme, alors qu’à l’inverse lesdits enfants considèrent ainsi cette distance, allant jusqu’à reprocher au vieux couple de « vivre trop loin », omettant que ce sont eux qui sont partis.

L’éloignement du foyer, de ses proches, de ceux avec qui on a grandi est un thème qui parcourt la compétition nantaise cette année. Des perspectives au cœur de Jet Lag notamment, journal intime, et de bord, et de confinement, au cours duquel la réalisatrice chinoise Zheng Lu Xinyuan (The Cloud in Her Room) se confie sur ce qui la lie à sa petite amie, à sa mère, à son père, plus encore à sa grand-mère. Dans Shivamma, le comportement maladif d’une mère, qui cherche à tout prix à revendre un « produit miracle » dans son village du Karnataka, au risque d’empoisonner toute sa communauté, pousse son fils à claquer la porte sans espoir sur ce qui l’attend au-dehors (quand elle lui demande où il se rend, il réplique « En enfer ! »), alors que sa fille, elle, brave les traditions, allant jusqu’à menacer de s’enfuir avec son amoureux. La fin du film induit que Shivamma, aliénée par sa quête de richesse et sa potion douteuse, ne saurait quitter sa maison faite laboratoire, même si ses petits devaient définitivement s’envoler.

« Quelle que soit la distance qui nous sépare, rien ne m’empêchera de t’aimer » entend-on à plusieurs reprises dans Love Life, refrain d’une chanson ancienne qui donne son titre au film de Fukada. Refusant de se contenter de cela, de film en film, le trajet comme preuve d’amour devient une autre et une belle rengaine de la compétition 2022 des 3 Continents.
C’est le cas lors du dernier acte de Love Life : alors que Taeko essaie toujours de renouer le lien qui l’unit à son fils, elle part sur un coup de tête en Corée du sud pour accompagner le père biologique de son enfant, souhaitant se rendre au chevet de son propre père. Dupée sur les intentions véritables de son ancien amant, Taeko se retrouve à retisser une autre relation parent-enfant que la sienne, incapable d’en tirer satisfaction, berné par un homme, une fois encore, alors qu’elle pensait reprendre le contrôle de sa vie en décidant de cette escapade. Rentrée chez elle, auprès de son mari, le dernier plan du film dans lequel elle et lui traversent un terrain de sport, enclos qu’il l’invite à emprunter alors qu’elle comptait le contourner, ne lui laisse plus qu’un seul paramètre sur lequel agir : marchant à ses côtés, résignée, Taeko contrôle au moins la distance qui les sépare, le degré de liberté qu’elle peut s’octroyer dans leur relation, ultime symbole lisible pour imaginer l’avenir du couple au-delà du générique.

 

A sa façon, Cendres glorieuses, fable belle et lancinante, parle aussi de cela, du « tin », ce sentiment de loyauté que la femme paraît devoir à son époux dans la société vietnamienne. Dans ce village du pêcheurs du sud du pays, Hau ne comprend pas pourquoi Nhan reste auprès de son mari alors que son penchant autodestructeur depuis la mort de leur fillette risque de l’emporter dans une nouvelle tragédie. Et à l’inverse, Nhan admet ne pas saisir non plus comment Hau peut rester avec un homme qui ne rentre jamais à la maison, perché des jours durant dans une cabane au-dessus de l’océan. Finalement, Hau prend son bateau et accomplit ce trajet, longtemps retardé, comme preuve de son amour, ou du moins de son « tin ».

Cette distance parcourue par amour comme par amitié se répète dans Règle 34 de la brésilienne Júlia Murat, quand l’héroïne – étudiante en droit le jour, camgirl BDSM la nuit – ouvre un matin la porte de son appartement à sa meilleure amie Nat, ayant traversé le pays par surprise pour venir la voir ; dans Scent of Wind, un électricien sillonne quant à lui sa région, faisant face à une infinité d’obstacles, pour apporter des soins, du courant, une connexion nouvelle à un homme handicapé et à son fils malade, trame minimaliste de cet ersatz kiarostamien, un de plus, film de collines et de pare-brises donc, dans lequel Hadi Mohaghegh n’enclenche jamais la seconde, mais qu’importe tant on s’y sent bien ; enfin, le chef d’œuvre, le chaperon de la compétition, Voyage à Tokyo, ne parlait déjà que de cela, dans son cas de la difficulté à rallier la campagne pour retrouver ses parents, effort enfin accompli quand le devoir se pare d’une question de vie ou de mort, mais encore faut-il arriver à temps.

Le 44ème festival des 3 Continents s’est déroulé à Nantes du 19 au 29 novembre 2022.

Hendy Bicaise
Hendy Bicaise

Cogère Accreds.fr - écris pour Études, Trois Couleurs, Pop Corn magazine, Slate - supporte Sainté - idolâtre Shyamalan

Articles: 307