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À Nantes cette année la programmation de fictions et de documentaires africains, sud-américains et asiatiques se déclinait en une compétition de longs métrages et une série de rétrospectives et programmations plus séduisantes les unes que les autres. Notamment Hearth and Home de l’indien Prabhash Chandra, une découverte, un chef d’œuvre, déjà inoubliable. De quoi s’assurer une fois encore de l’apport du festival à la cinéphilie mondiale, pourtant aujourd’hui en péril en raison d’une remise en cause drastique de ses financements.
Parmi ses propositions alléchantes et nombreuses, le festival proposait cette années deux hommages au cinéma indien : l’un dédié à l’œuvre de Raj Kapoor, producteur et cinéaste qui aurait eu 100 ans cette année, avec la projection de cinq films dont deux de ses réalisations, Le Vagabond (1951) et Monsieur 420 (1955); l’autre à l’actrice Shabana Azmi pour fêter en sa présence ses 50 ans de carrière, avec cinq films dont trois réalisés par Shyam Benegal : Ankur (1974), La Fin de la nuit (1975), et Market Place (1983). Une rétrospective « Derek (Tung-sin) Yee : l’autre courant de la Nouvelle Vague hongkongaise » et une section « Nous, Cosmopolites » dont l’ambition est de célébrer la vitalité du cinéma français par le prisme du cosmopolitisme s’ajoutaient à ce programme pléthorique. Sans compter les séances spéciales qui complétaient agréablement ce programme, en offrant aux nantais le troisième film de la trilogie rurale de Shyam Benegal, après Ankur et La fin de la nuit sans Shabana Azmi, celui-là : Manthan (1976) ou encore le deuxième opus de Jeunesse de Wang Bing (Jeunesse : Les tourments).

Programmé en séance spéciale et en ouverture du festival, Black Box est le récit poignant en première personne d’une enquête menée par la journaliste-auteure-cinéaste Itô Shiori sur son propre parcours judiciaire, depuis sa plainte pour viol à l’encontre de Hamaguchi Noriyuki, un puissant proche du premier ministre Abé Shinzo jusqu’au renvoi de son dossier devant une chambre supérieure, après les efforts nombreux et documentés de la police et de la justice pour étouffer l’affaire. La mise en scène n’évite pas certains écueils larmoyants, mais le sujet et le dossier mis au jour sont tellement forts que le film captive de bout en bout et émeut ; comme lorsque la jeune femme parle pour la première fois devant une assemblée qui l’entend et la croit, au sein d’un cercle de femmes journalistes.

De la compétition internationale se détachaient deux très bons films et un chef d’œuvre. Le japonais Igarashi Kohei, qui collabore avec Damien Manivel (co-réalisateur de Takara. La nuit où j’ai nagé, ici crédité au montage), a offert un joli film mélancolique à la forme affûtée sur la perte et le deuil. Pour raconter la disparition brutale de l’amoureuse du jeune héros Sano, Igarashi choisit de scinder le film en deux parties et de remonter le temps. Dans la première partie nous suivons deux jeunes amis sur les lieux d’un hôtel de vacances de la péninsule d’Izu. On comprend qu’ils sont sur les traces de leurs souvenirs de la rencontre puis du drame vécus là cinq ans plus tôt. Peut-être est-ce d’ailleurs la meilleure partie du film ; elle s’enroule autour de l’illusion, qui semble porter les deux amis dans leur quête, que le lieu puisse rendre ce qui a été perdu : une casquette rouge, un amour. Une belle séquence les montre hagards, au service des objets perdus de l’hôtel. La deuxième partie remonte le temps, et dévoile la rencontre et ses joies contenue dans les plis du début, lourdes de la tristesse dont notre regard s’est chargé. En se dépliant ainsi le film brade un peu ses finesses. Les acteurs sont touchants mais leurs affects semblent parfois tenus à distance du spectateur. Présenté à la Giornate degli Autori de la Biennale de Venise, Super Happy Forever a remporté la Montgolfière d’argent des 3 Continents.

Hanami de la capverdienne Denise Fernandes, récompensé de la Montgolfière d’or, est une fiction paysagère qui suit en deux moments de sa vie une fillette enfant et adolescente, élevée par sa grand-mère sur une île volcanique qui regarde vers l’océan et ses destinées de migration, comme celle de la mère de la fillette absente du film jusqu’à son retour en toute fin de film. La confiance de la mise en scène dans la puissance expressive des paysages et leur dramaturgie interne force le respect. À l’image de ce titre, et du moment des cerisiers en fleurs au Japon évoqué par un vulcanologue japonais, le film de Denise Fernandes est aimanté par les phénomènes naturels étranges et irréels : la noirceur du sable, la lave volcanique, la rudesse de sentiers caillouteux, le scintillement de cet océan déchaîné. On aimerait déceler derrière ces plans somptueux la construction d’un sens, l’éclosion d’une œuvre. Récompensé à Locarno par une mention spéciale et le prix du meilleur cinéaste émergent, le film glisse trop en surface de ses personnages pour nous entraîner avec lui jusqu’à leurs émotions.

Le chef d’œuvre de cette compétition est venu d’Inde. Un long métrage documentaire, deuxième long de Prabhash Chandra. Hearth and Home filme en une trentaine de plans fixes le quotidien d’un homme d’une soixantaine d’année qui prend soin nuit et jour de sa mère qui en a plus de quatre-vingt-dix. La caméra, toujours à distance de l’action, capte dans de longs plans fixes les gestes tendres, rapides, parfois agacés de cet homme qui s’est enfermé dans sa maison avec sa vieille mère, et qui ne sort de sa solitude que pour accueillir brièvement la visite d’une élève ou d’une amie avec qui il joue du sitar. Non sans retourner à sa solitude quand celles-ci le quittent. Une très belle douceur anime ses gestes, nourrit sa patience et lui inspire des trouvailles, mélanges d’ingénuité et de pur amour, comme ce lien qu’il attache la nuit à leurs deux pieds pour éviter que sa mère ne tombe du lit. Il faut saluer la finesse et l’intelligence de la mise en scène de ce jeune acteur, metteur en scène et cinéaste, qui filme avec délicatesse ce lien shakespearien qui littéralise la dépendance mère-fils. Il réalise l’exploit de filmer avec une humanité sans faille des situations extrêmes de soins prodigués, et à travers elles la dépendance radicale d’une mère, le dévouement radical d’un fils, l’omniprésence de la fatigue morale comme physique dénuée de plainte ou de rancœur. Et l’omniprésence de l’art. La magie de ce film est qu’il nous livre la clé de ce miracle qu’il filme, qui tient en une question : comment ce soin extrême d’un fils à sa mère est-il possible au long cours ? L’attention fine du cinéaste à l’espace de la maison, aux peintures sur les murs, aux instruments de musique, aux affiches de spectacle, détaille par petites touches l’univers artistique de ce sexagénaire. Dans une scène centrale, l’un des sommets émotionnels du film, Bhaveen chante et joue du sitar avec une amie, tous deux assis en tailleur dans le salon de cette maison. L’extrême attention portée au lieu, qui explique que le titre original du film mentionne son adresse postale (B One by Twenty Eight by One), se justifie de cette convocation en son sein de tous les arts qui occupent la vie de Bhaveen : la peinture, la musique, le cinéma, le théâtre. Une affiche de L’Idiot où il interprète Rogojine, un extrait de film, et on comprend pourquoi le maître des lieux soit vénéré comme un maître par ceux qui le visitent. Par le cinéaste lui-même, qui fut son élève. Prabhash Chandra a passé trois longues années à tenter de convaincre son maître d’accepter ce film. La problématique du soin qui crève l’écran s’est en réalité imposée au sein d’un projet original tout autre, qui était dévoué à l’artiste Bhaveen Gossain. Et le film est arrivé à maturation lorsque Bhaveen se trouvait à ce carrefour de la vie de l’homme, de sa descente dans la solitude, dans les prémisses d’un deuil aussi. Il a capté les gestes de soin ordinaire d’un être extraordinaire, des gestes informés par sa culture et de son intériorité artistique. Un secret de beauté et d’humanité offert au spectateur. Inoubliable.

Mais c’est dans les rétrospectives qu’on mesurait pleinement l’apport des 3 Continents à la cinéphilie mondiale. Tout en restant en Inde. Car le festival a eu la belle idée de coupler une rétrospective Raj Kapoor avec un hommage à l’actrice Shabana Azmi. Avec grâce et générosité, l’immense actrice a présenté ses films en associant les explications relatives à l’histoire du cinéma indien avec celles de ses engagements politiques. Nous avons découvert émerveillés une femme cultivée, venue de la capitale, sortie d’une grande école de théâtre, qui a percé au cinéma grâce à des films ruraux d’un cinéaste encore inconnu, Shyam Benegal, qui tournait avec des budgets minuscules en comparaison des studios des films épiques portés par une ambition politique. Ankar, premier long métrage de l’actrice et du réalisateur (1974) dont l’action se situe « dans un état féodal en 1945 » marque la naissance de ce qu’on a appelé le « cinéma parallèle » en Inde. Shabana Azmi raconte comment elle s’est engagée aux côtés de ce cinéaste en raison du personnage qu’il lui proposait, de la force de sa révolte contre le patriarcat et le féodalisme. Et comment l’engagement social et féministe ne l’a pas quittée toute sa vie. Dans le deuxième film de la trilogie, La fin de la nuit (1975), elle interprète une épouse d’instituteur violée par des frères propriétaires terriens qui la retiennent captive, qui développe des sentiments troubles pour ses bourreaux et parvient à s’émanciper dans ce cadre. Elle a embrassé les ambiguïtés du rôle. Et l’a construit en s’immergeant dans la campagne de l’Andhra Pradesh où le film a été tourné pour acquérir les habitus des paysannes, apprenant l’accent local, les habits, suivant en cela une méthode qu’elle rattache à l’Actors Studio. Ce jeu naturaliste était tout à fait nouveau dans le cinéma indien. Le dernier volet de la trilogie rurale de Shyam Benegal, Manthan (1976) conte quant à lui l’histoire bouleversante d’un vétérinaire idéaliste qui arrive en train dans une contrée rurale sous la domination d’un seigneur local qui exploite les villageois en les endettant pour leur vendre leurs animaux et les sous-payant pour leur lait. La figure de l’intellectuel impuissant, récurrente chez Benegal, ressurgit ici, puisque la coopérative villageoise dont il rêve doit affronter le courroux du seigneur local. Les élans tant collectifs qu’individuels des personnages font d’autant plus forte impression que le mélodrame sert un propos politique émancipateur. Manthan a d’ailleurs été produit par un collectif de 500 000 paysans du Gujurat contribuant chacun à hauteur de 2 roupies. Autant dire que certaines scènes de cette trilogie se sont imprimées dans le panthéon de notre cinéphilie. Ce fut la découverte d’un cinéaste profondément original, aux projets indissociablement mélodramatiques, épiques et politiques, capable d’user de tous les ressorts du pathos pour mettre en scène une vaste séquence de rébellion paysanne lancée à l’assaut de la demeure seigneuriale locale. Les influences du cinéma de genre hollywoodien se composent des exigences politiques d’une période troublée, aux prises avec les déceptions du socialisme indien. Benegal situe à la fin des années 40 et au début des années 1950 des fictions qui se rapportent aux révoltes paysannes qui ont suivi l’indépendance, qui elles-mêmes trouvent un fort écho dans les revendications de justice sociale des années 1970.

En cela Benegal est bien un proche parent du grandiose showman Raj Kapoor, dont étaient projetées quelques pépites. Dans Monsieur 420 (1955), les talents d’acteur et de réalisateur de Raj Kapoor sont à son comble. Dans un feu d’artifice de facéties, de numéros chantés et dansés, de mimiques et de bousculades, il attrape le spectateur et le fait fondre en larme lorsque le pauvre héros mal né confesse à sa belle qu’il aurait tant voulu rester honnête, mais que la chance et la fortune ne sourient qu’aux tricheurs, et qu’il pleure sa dignité perdue devant une beauté digne et intransigeante de la partenaire mythique de Raj Kapoor, la grande Nargis. À mi-chemin entre Chaplin et Capra. La cruauté du destin qui rattrape le mal né nous laisse le cœur serré… mais plein de chansons.
Autant dire que nous planions en plein extase festivalière quand nous est parvenue la nouvelle, confirmée depuis, de coupes budgétaires de l’ordre de 70% dans les crédits alloués par la Région Pays de la Loire à la culture. Les décisions de la présidente de région Horizons, Christelle Morançais, font peser de lourdes menaces sur des musées, théâtres, festivals de la région, et sur les emplois de la culture. Le secteur s’en est ému, en même temps que la direction du festival des 3 Continents. « Les arts et la culture nous aident à mieux vivre nos vies, à les penser en les partageant. Ils ne sont pas accessoires, secondaires, subsidiaires, ils sont seulement les signes les plus élevés de notre humanité. Les négliger, les tenir pour marginaux, c’est s’attaquer à la société bien au-delà des artistes eux-mêmes. », a défendu son délégué général Jérôme Baron lors de la cérémonie de clôture. Espérons que les protestations et résistances agrégées autour du festival auront raison de ces menaces qui ont alourdi le climat d’une édition pourtant flamboyante.
Le 46ème festival des 3 Continents s’est déroulé à Nantes du 15 au 23 novembre 2024.