COMME UNE ACTRICE : la femme sans âge

Un couple se délite : Benjamin Biolay tombe amoureux d’une femme plus jeune que lui et s’enivre de désir, tandis que la mère de sa fille, qui vient d’atteindre la cinquantaine, affronte les tourments d’une rupture unilatérale. On dirait du cinéma français, trop français ; mais Sébastien Bailly ravive le genre en quelques gorgées de potion magique, prises par Julie Gayet comme des tequila paf.

 

Au festival du court-métrage de Brest, où Sébastien Bailly était juré, la première séance publique de son premier long-métrage était comble. Bon présage. L’angoisse était palpable chez ce jeune réalisateur de 46 ans (l’âge étant une thématique centrale chez lui), car son film s’éloigne des sentiers balisés. Il le dit lui- même, avant la séance : « Attendez d’avoir vu le film pour applaudir ! » Son actrice, Julie Gayet, avait plus d’aplomb. Il faut dire qu’elle est aussi la productrice de Grave, premier long d’une certaine Julia Ducournau… qui tentait aussi l’aventure loin des habitudes cinéphiliques.

Pas de végétariennes cannibales chez Sébastien Bailly, mais un récit fantastique, à la Théophile Gautier ou à la Balzac, venant doubler la chronique sociale. C’est que Bailly s’inscrit dans un sous-genre que l’on ne s’attendait pas à retrouver ici, à Brest, en séance spéciale – sous-genre rendu célèbre par Volte/Face, de John Woo, retrouvé dans la deuxième partie d’Harry Potter et les Reliques de la mort, ou plus récemment dans les deux remakes de Jumanji de Jake Kasdan : le body swap movie. Le film de métamorphoses. Quand Julie Gayet prend sa potion magique – offerte par une mamie chinoise tout droit sortie de Gremlins – elle se transforme en Agathe Bonitzer. Et quand Benjamin Biolay croit faire l’amour à sa nouvelle amante… c’est, derrière le visage, son ex-femme qui le regarde. Et voilà Agathe Bonitzer incarnant Julie Gayet, comme John Travolta avait pu jouer Nicolas Cage, Helena Bonham-Carter jouer Emma Watson, ou Dwayne Johnson jouer Danny de Vito. Premier charme de ce premier long : parce que les conventions d’aide à la création sont frileuses, les histoires qui mélangent les genres sont rarissimes. Ici, l’idée du body swap ne conduit pas vers la science- fiction ou la comédie, mais vers un drame intimiste mêlant Cendrillon, Le Portrait de Dorian Gray et les Contes cruels de Villiers de L’Isle-Adam. Une hybridation qui aura valu à Bailly des délibérations compliquées avec les commissions, moins de sélections en festival qu’il l’aurait attendu… mais un public conquis – adolescents compris.

Peu importe le genre des films s’ils sont réussis : c’est évidemment le pari que rechignent à faire les producteurs, ce qui justifie la tendance à l’uniformisation des œuvres dès lors qu’elles coûtent cher à produire. Le secret, c’est de ne pas se soucier des codes, de viser la sincérité – « cut-out the middle man » entre l’auteur et le film. Comme une actrice frôle parfois la naïveté, jamais loin quand on se débarrasse des filtres entre ses sentiments et le monde, mais cet écueil est esquivé par la connaissance qu’a Sébastien Bailly, ancien fondateur et sélectionneur du festival du moyen-métrage de Brive-la-Gaillarde, de ce qui fait les clichés et les mauvais films. Ses personnages fument en permanence ? C’est qu’il est question d’addiction. La caméra cadre une main féminine crispée sur un dos masculin ? Ce n’est pas pour métaphoriser l’orgasme, mais montrer la disparition des veines sur le camouflage. Une voix off surgit ? Ce ne sont pas des pensées, mais le début de la scène suivante, où l’héroïne rédige un journal intime en lieu et place de la critique de sa pièce que pensait lire un jour le mari dupé. Cette connaissance des clichés, propre non aux cinéphiles gorgés de chefs-d’œuvre, mais aux gens dont le métier a longtemps consisté à tamiser énormément de mauvais films pour en extraire des sélections, fait la singularité de Comme une actrice, et sa minutieuse façon de souvent changer d’angle, de partir de ce que l’on attend pour filmer autre chose, autrement – le film regorge de plans-séquences sur Gayet entrant et sortant de ses rôles, enveloppée par les mouvements de la caméra.



Ce n’est pas un hasard si l’un des autres films récompensés par le Festival de Brest est également l’œuvre d’une sélectionneuse : soit Sardine, de Johanna Caraire, directrice artistique du Festival International du Film Indépendant de Bordeaux. Le jury jeunesse a salué cette virée endeuillée et engagée sur Lanzarote, où c’est ici le format scope qui, par son ambition esthétique, change en western féministe le film de copines à la Sophie Letourneur (La vie au ranch, Les coquillettes), avant que l’alchimie du casting féminin, et les réflexions sur l’âge et la maternité, ne viennent emporter la mise (Sardine a également remporté un prix d’interprétation, pour Estelle Meyer).
Sébastien Bailly aussi aura été largement salué par la jeunesse – la salle était remplie de lycéen.ne.s. Cinquantaine de Julie Gayet dans Comme une actrice, quarantaine de Manon Kneusé dans Sardine, l’âge des protagonistes, posé comme un problème par la société, ne fait pas obstacle à l’adhésion des publics de tous âges : car l’angoisse du vieillissement n’en a pas. Pas plus que les histoires de cœurs brisés. Et de la même manière que l’âge n’importe pas, le genre non plus, ce qui explique que les personnages principaux des films de Bailly et Caraire soient des femmes, sans pour autant ne parler que de féminité. Même si Sardine séduit par sa dimension sororale, il y est question d’aborder la maternité indépendamment de l’utérus : a-t-on le droit de regretter sa vie d’avant quand on est devenu parent ? Cela part peut-être d’un souci de représentation des femmes au cinéma, a fortiori de quinquagénaires, mais la première métamorphose du film de Bailly est ainsi la sienne – car son avatar fictionnel n’est pas Biolay : c’est Gayet. On pourra dès lors sourire à l’idée que ce soit la femme qui ait ici besoin de drogue pour relancer sa libido (la potion magique en teq paf qui rend jeune à nouveau, sorte de viagra féminin ?), mais c’est un détail. Le titre, Comme une actrice, désigne le fait de se déposséder d’un corps qu’on n’aime plus soi-même parce qu’il n’est plus aimé ; la volonté de se fondre en d’autres pour s’oublier. Que ce chagrin d’amour magique soit porté par une femme permet à Bailly de poursuivre la thématique du désir féminin, et de l’observer à travers un regard qui ne soit pas seulement le sien, forcément masculin. Son caméo, en réalisateur, le dit bien : lui et Biolay sont deux personnages différents. Le male gaze cruel et banal du second n’est pas le sien. La seule universalité tient à l’obsession irrésolue de la jeunesse, mais le film raconte justement une guérison, et se dirige vers une belle acceptation de la ruine et du vieillissement.

Dernière métamorphose peut-être lorsque Sébastien Bailly, à la fin de la projection, revendique son romantisme. Chose plutôt rare chez des réalisateurs rompus à l’exercice du dossier de production et du synopsis détaillé, que l’on entend expliquer leur films très rationnellement. Pourquoi le happy end ?, demande une lycéenne. Parce que je suis romantique, répond Bailly. Une audace rafraîchissante qui court-circuite la petite mélodie rapportant, habituellement, le soutien du CNC et des régions… Voilà, c’est ça : le festival du court, à Brest, c’était aussi le festival du court-circuitage.


COMME UNE ACTRICE (France, 2022), un film de Sébastien Bailly, avec Julie Gayet, Benjamin Biolay, Agathe Bonitzer. Durée : 92 minutes. Sortie en France le 8 mars 2023.

SARDINE (France, 2022), un film de Johanna Caraire, avec Manon Kneuse, Estelle Meyer, Jennifer Decker. Durée : 30 minutes. Sortie en France non déterminée.

Le 37e FESTIVAL EUROPÉEN DU FILM COURT DE BREST s’est déroulé du 8 au 13 novembre 2022.