FUMER FAIT TOUSSER, et être vivant fait angoisser
Coutumier des enchaînements rapides de projets, Quentin Dupieux passe un cap supplémentaire avec la sortie de son dernier film, Fumer fait tousser, quelques mois seulement après le précédent, Incroyable mais vrai, et sur la même année civile. La sélection de Fumer fait tousser en séance de minuit au festival de Cannes indique le retour du réalisateur à sa veine la plus gore, celle d’où sont issus Rubber et Le daim – cela tombe bien, il s’agit des deux préférés de l’auteur de ces lignes, aux côtés desquels Fumer fait tousser s’affirme comme un nouveau sommet de la filmographie hétérogène de Dupieux.
Ses deux précédents « courts longs », Mandibules et Incroyable mais vrai, nous avaient en effet laissé une impression mitigée, leurs bonnes idées initiales finissant, malgré la durée d’une heure et quart à peine de chaque film, par s’épuiser et laisser la place à un récit mené sans entrain ni inspiration. La méthode de Fumer fait tousser pour conquérir à nouveau nos cœurs est une simple inversion : au lieu de les subir, s’approprier ces caractéristiques – la brièveté des intrigues, le vide comme unique horizon – et en faire le cœur de l’œuvre plutôt que ses limites. C’est ici à dessein que les idées ne sont développées que sur quinze-vingt minutes maximum, le film prenant la forme d’un assemblage de sketchs eux-mêmes posés en équilibre instable sur une étagère bancale, montée tant bien que mal simultanément à son remplissage.
Un assemblage de sketchs eux-mêmes posés en équilibre instable sur une étagère bancale, montée tant bien que mal simultanément à son remplissage
Initialement, le scénario nous promet une succession « d’histoires qui font peur » racontées tour à tour au coin du feu par chacun.e des membres de la « Tabac Force », un groupe de justiciers pastichant les Power Rangers (combinaisons fluo moulantes, ennemis aliens mi-monstrueux mi-ridicules avec leurs déplacements patauds contraints par les costumes en caoutchouc portés par leurs interprètes) envoyés en séminaire de cohésion d’équipe par leur chef. Mais une fois la première saynète achevée normalement, l’enchaînement des suivantes ne répond plus à aucune règle si ce n’est celle du « no reason », édictée en préambule de Rubber. Une est stoppée net par le décès du narrateur, deux sont annoncées mais n’auront jamais lieu, une autre ne dure que quelques secondes et ne comporte en conséquence aucun élément – inventif, comique, émotionnel ou encore sanglant – venant atténuer la vérité nue de son propos tragique.
Par sa sécheresse, cette histoire sert de révélateur à la mécanique et à la finalité de toutes les autres narrées par Dupieux. L’absurdité du rire, le gore excessif des corps charcutés de toutes parts, l’irréalisme de l’univers chimérique recréé à partir de pièces disparates, le caractère déroutant des pas de côté narratifs et des juxtapositions de ton : tout ceci ne sert qu’à faire diversion, dans une version extrême du divertissement pascalien, pour camoufler tant bien que mal l’angoisse existentielle née de l’inanité de l’existence et de l’hégémonie de la mort. Mais Fumer fait tousser fait partie, comme Le daim, des films du cinéaste où cette angoisse est tout simplement trop forte pour être muselée. Elle finit par s’infiltrer et s’affirmer partout.
Fumer fait tousser fait partie des films du cinéaste où l’angoisse finit par s’infiltrer et s’affirmer partout
Dans les deux films dans le film avec Doria Tillier puis Blanche Gardin, bijoux d’humour noir à l’efficacité formidable et aux concepts géniaux, qui regardent en face l’abîme de nos hantises (la détestation des autres, la disparition de soi) tout en nous faisant rire aux éclats. Dans le délitement de la Tabac Force, dont l’unité de façade cache (mal) une somme de mal-êtres individuels qui sapent toute énergie et toute avancée. Et dans l’habile entrelacement d’intrigues composant le final, qui met en exergue notre absence de contrôle sur nos vies, face aux injonctions contradictoires et aux luttes intestines des personnes ayant du pouvoir et l’exerçant – ici littéralement – à des années-lumière de nous. Il y a des films (les deux précédents) où Quentin Dupieux se montre dilettante, et d’autres comme ici où il fait seulement mine de l’être, tout en déployant une inspiration foisonnante et incisive dans l’écriture et la mise en scène. On préfère bien évidemment la seconde version.
FUMER FAIT TOUSSER (France, 2022), un film de Quentin Dupieux, avec Gilles Lellouche, Anaïs Demoustier, Vincent Lacoste, Doria Tillier, Blanche Gardin. Durée : 80 minutes. Sortie en France le 30 novembre 2022.