Envoyé spécial à… LA ROCHELLE 2024 : au cœur des acteurs

Grandeur et profondeur de Fernandel, discipline d’ascète et mélancolie proustienne de Stanislas Merhar, exigence et démesure de Daniel Day-Lewis : l’acteur fut l’un des cœurs vibrants de cette 52e édition du Festival de La Rochelle. Le FEMA montrait ce drôle d’artisan au travail, qu’il joue son propre rôle ou donne vie à un être de pure invention. Il confectionne, il répète, il apprend (par cœur), il recherche la perfection, il s’engage corps et âme. Il émeut par-dessus tout. Petite immersion dans son atelier.

La bande-annonce de ce cru 2024 est un détournement cocasse d’archives télévisuelles. Face caméra, une speakerine des années 60 annonce la pléthore de films programmés à la Rochelle : 200. Orgie et frustration. La beauté de l’offre, c’est justement qu’elle ne peut pas être honorée, pas dans son entièreté. Il faut se faire une raison, se frayer un chemin dans une forêt luxuriante d’hommages, rétrospectives, focus, avant-premières. Parfois, il arrive que ce soit la première projection qui imprime sa tonalité à un week-end festivalier.

Stanislas mais rare 

Les valises à peine posées, on découvrait Le cœur ailleurs de Laura Tuillier, présenté dans la sélection « Au cœur du doc ». Beau titre, beau film où Stanislas Merhar s’abandonne au regard de la réalisatrice et critique (Libération et anciennement Les Cahiers du Cinéma). Tuillier ne se contente pas de dresser un portrait de l’acteur, trop rare, vu chez Chantal Akerman, Benoît Jacquot, Philippe Garrel, Anne Fontaine, Jean-Claude Brisseau. Elle le transforme aussi, à la faveur d’une voix-off romanesque, à l’élégance proustienne, en une créature de fiction. Avec Akerman, dont il porte encore le deuil, dont il est une sorte de « ciné-fils », Merhar entrait dans la recherche du temps perdu – en 2000, avec La Captive, la cinéaste belge adaptait librement La prisonnière, cinquième tome du cycle.

Le cœur ailleurs est, pour l’essentiel, une œuvre du « dedans », d’intérieurs, à la fois serrée et ouverte aux quatre vents. La parole entre la filmeuse et le filmé circule librement, l’accident est inclus au montage, Laura Tuillier entre plusieurs fois dans le champ pour converser activement avec Merhar. Au début, elle l’observe dans son quotidien, dans sa routine d’artiste-ascète, faite de gymnastique physique et cérébrale. Quand on le découvre, il est en pleine séance d’étirements. On le verra également jouer du piano, réparer des lampes, changer les carreaux d’une fenêtre, skier comme un sportif de haut niveau et, surtout, apprendre par cœur des textes du répertoire classique pour l’entraînement, pour la « beauté du geste ». La vie d’un acteur ressemble à celle d’Oscar dans Holy Motors. La discipline exige qu’on continue à s’exercer sans caméra, sans « moteur » ni « action ». Être acteur, même dans son propre rôle, c’est consentir à une forme de captivité – au sein du plan, du cadre, du désir de l’autre.

Tandis qu’il pèle des oignons dans sa cuisine, Merhar dit quelque chose d’instructif sur le jeu, la technique, le travail des larmes : « Comme dans la vie, il ne faut pas pleurer, il faut se retenir de pleurer. C’est parce que tu te retiens que tu pleures ». Ce qui émeut dans Le cœur ailleurs, c’est la superposition entre nos deuils personnels et une certaine charge mélancolique du cinéma. Comme si nos peines étaient toujours, d’une manière ou d’une autre, adossées à des images, à des scènes, à des souvenirs de films – ceux qu’on a vus, qu’on a faits, qu’on aurait aimé faire. Ici, ces deux pans de tristesse convergent dans un plan marquant : une baignade d’Akerman filmée sur un téléphone portable peu de temps avant son suicide. Tuillier et Merhar regardent le spectacle assis sur un canapé, avant que la vidéo s’ajuste à la taille d’un écran de cinéma. Tristesse augmentée.

Fernandel, cinégénie comique

C’est ce genre de sentiment qu’Irenée Fabre (Fernandel) aimerait susciter chez le public qu’il vient de conquérir : il convoite la noblesse tragique et voilà qu’on le célèbre comme grand acteur comique. Pour lui aussi, en quelque sorte, le « cœur est ailleurs », les choses ne se passent pas comme il l’avait prévu. Chef-d’œuvre de Marcel Pagnol, aube du film méta (en même temps que celle d’une présence queer dans le cinéma populaire, on est en 1938), Le Schounptz est aussi, à certains égards, un traité de comédie. Depuis l’Antiquité, et contrairement à la tragédie, cet art met en scène les réalités domestiques, les gens du commun, le bavardage quotidien, les amours terrestres. C’est dans le bas qu’elle trouve dans sa grandeur. C’est ce que déplore Irenée : « Celui qui fait rire les autres est inférieur aux autres ». S’il faut du génie pour déclencher le rire, on s’esclaffe souvent au détriment de l’autre, heureux que nous sommes de ne pas être à sa place. Cela comprend aussi le physique, la disgrâce cinégénique dont on se repaît depuis des décennies. La présence de Fernandel, qui semble ici parler en son nom, donne une épaisseur émouvante à ce questionnement. L’acteur prête ses traits expressifs au « schpountz » du titre, persuadé de sa réussite, jobard jusqu’à l’os qui devient, pour le pire puis pour le meilleur, la plus grande blague du cinéma français. Au début, les professionnels parisiens qu’Irénée rencontre dans son village d’Éoures lui jouent un tour : fausse amicalité, flatteries excessives suivies d’un contrat bidon lui promettant en une année plus d’argent qu’un siècle de labeur dans l’épicerie familiale ne pourrait lui offrir. Qu’à cela ne tienne : même si Françoise, sa future bien-aimée, lui révèle le pot-aux-roses, Irenée se rend à la capitale, avec la ferme intention de se faire une place dans l’industrie. Son intrusion dans les studios préfigure le burlesque de Jerry Lewis et de Peter Sellers, deux forces qui mettront le monde du cinéma sens dessus dessous. N’importe quel professionnel avisé aurait embauché Irénée sur la base de sa tirade, devenue un classique. Le Schpountz est connu pour le sort que Fernandel fait à la loi du 6 octobre 1791, tout sauf risible : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée ». A partir de cette phrase lapidaire, qui a le tranchant du couperet, l’acteur déploie un large éventail d’expressions et d’émotions. Un morceau de bravoure qui force l’admiration, encore aujourd’hui. Un génie qui ne se réduit pas au comique.

Around Daniel in a Day

Dans sa présentation du Dernier des Mohicans, séance qui venait clôturer en beauté la journée consacrée à Daniel Day-Lewis, le critique Adrien Dénouette déplorait que l’acteur anglais n’ait jamais eu de rôle comique (les interventions très vivantes de Dénouette ressemblent d’ailleurs à du stand up – c’est un compliment). Ce qui comble ce manque, a-t-il émis comme hypothèse, c’est le personnage créé par Robert Downey Jr. dans Tonnerre sous les tropiques de Ben Stiller : un blackface qui relève moins de la parodie que du pastiche (plus proche des Wachowski de Cloud Atlas que des infamants minstrel shows), une immersion totale dans la blackness qui pousse à son paroxysme la méthode « Actor’s Studio ». Dans une interview, Downey Jr. a déclaré avoir pensé à Day-Lewis, à sa radicalité, à son engagement hors norme, à son exigence démesurée. La journée programmée par Dénouette ne pouvait prétendre à l’exhaustivité. En cinq films, elle permettait néanmoins de suivre l’évolution d’un acteur total, de ses démonstrations de force chez Jim Sheridan – une identification vertigineuse au handicap provoqué par la paralysie cérébrale dans My Left Foot – au bilan Phantom Thread, en passant par la virtuosité confondante du Temps de l’innocence. Peinture de la haute société new-yorkaise de la fin du 19e siècle, ce dernier prolonge pour son réalisateur, Martin Scorsese, l’immersion mafieuse des Affranchis et annonce le flamboyant de Casino. Dans ce contexte festivalier, il constituait aussi une passerelle idéale vers le raffinement londonien de Phantom Thread. En première couche, on a affaire à un film de haute couture, formellement somptueux. En deuxième, à une méditation sur le « Daniel Day-Lewis movie ». A l’heure de la retraite, l’acteur est portraituré en artiste méticuleux, maniaque, dont l’art a atteint une « perfection criminelle ». Elle appelle elle-même le crime tant elle paraît inhumaine. Les champignons vénéneux cuisinés par Alma (Vicky Krieps) visent à le faire fléchir, à faire se courber ce grand corps taillé pour incarner le géant Lincoln – qui devait être, au départ, son dernier rôle. Phantom Thread ouvre les portes de l’atelier Day-Lewis, un homme qui prépare ses rôles comme on fabrique le meilleur pain ou confectionne la plus belle robe. Quand il fait la connaissance d’Alma, le personnage de Day-Lewis lui raconte que sa mère le suit partout où il va. Son image, fil imaginaire qui la relie à son fantôme, est cousue dans la doublure de sa veste. On peut se demander si le comédien, dans sa folie, avait réellement cette photo invisible pour nous sur lui, placée à gauche, du côté du cœur – au bon endroit, pas « ailleurs » cette fois. C’est probablement le cas. Qui sait ? C’est le secret de l’artisan.

Le 52e Festival La Rochelle Cinéma s’est déroulé du 28 juin au 7 juillet 2024.

Nathan Reneaud
Nathan Reneaud

Rédacteur cinéma passé par la revue Etudes et Vodkaster.com. Actuellement, programmateur pour le Festival International du Film Indépendant de Bordeaux et pigiste pour Slate.fr. "Soul singer" quand ça le chante.

Articles: 222