LES CRIMES DU FUTUR : « maps to the chaos »
En 1970, David Cronenberg réalisait son premier long-métrage, intitulé Les crimes du futur – à l’intrigue sans rapport avec celle de son dernier film. Vingt-six ans plus tard, en 1996, il venait pour la première fois à Cannes y présenter Crash, un de ses films phares et les plus clivants, vénéré par certains (dont l’auteur de ces lignes), détesté par d’autres (dont le président du jury cannois d’alors, Francis Ford Coppola, qui refusa catégoriquement qu’il obtienne la Palme que certains voulaient lui remettre). À nouveau vingt-six ans plus tard, en 2022, Cronenberg reprend le titre de son tout premier film, et une grande partie du second cité, ses âmes et ses chairs démantelées et recomposées, pour aboutir à une nouvelle réflexion sauvage et ensorcelante sur le devenir de l’humanité.
« Qu’est-ce qu’il vient de m’arriver ? » Cette question vertigineuse et dangereuse, les personnages des Crimes du futur semblent être en permanence en train de se la poser, perdus qu’ils sont face aux avancées et aux ruptures brutales du monde qu’ils habitent sans avoir de prise sur lui. Cette même question nous est (trop) rarement administrée par le cinéma, et le dernier film de Cronenberg est une de ces occasions. Si l’on y retrouve des éléments majeurs de la suite de sa filmographie – Viggo Mortensen trônant en majesté dans un rôle à l’ambiguïté folle, comme dans A history of violence et Les promesses de l’ombre ; des tunnels de dialogues sciemment sibyllins et obscurs, comme dans Cosmopolis et Maps to the stars –, c’est bien avec Crash, l’un de ses sommets envoûtants et mystérieux, que Cronenberg renoue essentiellement ici. La filiation est rendue limpide par la reprise expresse de certaines scènes et motifs : ici un personnage qui fait l’amour aux cicatrices d’un autre, là un couple allongé nu et enlacé qui se raconte lascivement un hybride de rêve et de fantasme qui fait monter leur excitation commune, et surtout l’application, comme principe fondateur du récit, de voir le corps humain employé comme objet de performance artistique extrême.
Une génération ou deux après celle de Crash, la fascination à la fois morbide et érotique en diable pour la mutation radicale du corps humain, par sa déconstruction violente, n’est plus l’apanage d’une petite secte mais semble avoir pris racine chez l’humanité toute entière
Vaughn, le maître à penser manipulateur du groupe de personnages de Crash, serait aux anges s’il voyait le monde des Crimes du futur (film écrit par Cronenberg seul, qui n’a plus besoin de prendre appui sur l’œuvre d’un autre comme il le faisait avec le roman de J.G. Ballard pour Crash). Une génération ou deux après celle de Vaughn, la fascination à la fois morbide et érotique en diable pour la mutation radicale du corps humain, par sa déconstruction violente, n’est plus l’apanage d’une petite secte mais semble avoir pris racine chez l’humanité toute entière – en tout cas, aucun individu croisé au cours du film n’en est exempt. Le fait que tou.te.s soient devenu.e.s insensibles à la douleur physique a été l’élément déclencheur de ce changement de paradigme : il n’y a plus de danger majeur à se charcuter et se mutiler, dans l’intimité du couple ou en se donnant en spectacle devant un public, dans la droite ligne des accidents de voiture célèbres reconstitués dans Crash par Vaughn et ses fidèles.
Huit ans (déjà) après le dernier long-métrage du cinéaste, Maps to the stars, il est cette fois question, selon la réplique explicite d’un des personnages, d’une « map to the chaos ». Cette « carte vers le chaos », les protagonistes du récit Saul (Mortensen) et Caprice (Léa Seydoux, à qui l’étrangeté distanciée du cinéma du canadien va comme un gant) contribuent à la dessiner avec leurs performances d’art brut, où ses organes mutants à lui sont la matière première et son scalpel contrôlé par distance à elle est le pinceau. Les autres personnages ne sont pas secondaires, mais voisins : ce sont eux aussi chacun à leur manière des explorateurs de ce nouveau monde, qui suivent leurs propres chemins, leurs propres intuitions pour en compléter la carte. Cronenberg nous les fait côtoyer au fur et à mesure du récit, dont on ne peut pas dire qu’il progresse mais plutôt qu’il défriche, qu’il (s’)interroge, au hasard des rencontres avec des mangeurs de plastique, des recenseurs de tumeurs, des réparatrices de machines conçues pour épouser les formes externes et les mouvements internes du corps humain.
David Cronenberg déploie une réflexion sur la lisière entre aujourd’hui et demain, la zone floue où la fin d’un monde et le début d’un autre se chevauchent, s’interpénètrent, se parasitent
Au milieu de multiples occurrences de décors semblant rendus au stade terminal de la décrépitude, à la fois faussement cheap et follement expressifs, évocateurs, Cronenberg déploie une réflexion sur la lisière entre aujourd’hui et demain, la zone floue où la fin d’un monde et le début d’un autre se chevauchent, s’interpénètrent, se parasitent. Ce qui est fascinant dans Les crimes du futur est qu’il commence après, et se referme avant, là où les autres films prennent place : après la chute, qui n’est jamais expliquée, pas même évoquée par les personnages dans leurs conversations ; et avant la reconstruction, quelles qu’en soient la forme et l’esprit, questions qui semblent en jachère et sans personne pour s’en saisir, fixer une ligne à suivre, proclamer son pouvoir. Cronenberg ouvre des pistes, compile des hypothèses, sans plan net ni réponses toute faites ; il imagine, il projette.
C’est fascinant à suivre, dans son hétérogénéité totale et son accumulation d’accrocs, d’aspérités qui refusent de faire sens, de s’amalgamer. C’est à la fois le début (quand les expériences ne fonctionnent pas) et la fin (quand les alliages se désagrègent, que la matière se redivise en éléments plus basiques) de la chimie, d’une manière comparable aux expérimentations grandeur nature démentes de Vaughn dans Crash, ou à l’invention empirique de la psychiatrie par Freud et Jung dans A dangerous method (avec déjà Mortensen en chercheur sans limites). Tous les adultes sont des cobayes consentants d’essais dangereux et (donc) excitants dans Les crimes du futur, tout comme leur auteur qui ose faire de son film un terrain d’essais et de manipulations incertaines ; et tout comme les spectateurs, s’ils acceptent à leur tour ce statut. Si tel est le cas, ils découvriront que le film les a envoûtés depuis le début par un sortilège lent et mystérieux, qui les amène dans un état de sidération extraordinaire au moment de se confronter à son double climax (une autopsie suivie d’un test de nourriture), qui ouvre sous nos pieds une trappe vers une vision possible de notre futur. À nous de faire ce grand saut.
LES CRIMES DU FUTUR (Crimes of the Future, Canada, 2022), un film de David Cronenberg, avec Viggo Mortensen, Léa Seydoux, Scott Speedman, Kristen Stewart. Durée : 107 minutes. Sortie en France le 25 mai 2022.