COSMOPOLIS de David Cronenberg

Avec Cosmopolis, Cronenberg réapprend à traiter un sujet à bras-le-corps, mais un corps voué à être transpercé de toutes parts, jusqu’à sa propre disparition. Cette chair retrouvée puis malmenée, matérialisation d’un régime capitaliste au bord du gouffre, devient la marque d’une heureuse convalescence pour le cinéaste.

Depuis A History of violence (2005), Cronenberg semblait privilégier une approche plus cérébrale de ses sujets. En 2011, A Dangerous method en fut le point d’orgue : la psychologie n’était plus seulement un ressort dramaturgique, mais la matière même du récit. Avec Cosmopolis, aussi volubile soit-il, Cronenberg semble résolu à se soigner : le corps reprend partiellement ses droits. Partiellement, car la chair est malmenée, vouée à sa propre disparition.

Aux côtés de Cogan – la mort en douce (Andrew Dominik) et du Grand soir (Kervern et Delépine), Cosmopolis est le troisième film de la Sélection officielle cannoise 2012 à aborder ouvertement la crise économique, et plus précisément à remettre en cause les fondements du capitalisme. Le film de Cronenberg est une vision réduite, une évocation expresse d’une implosion imminente des marchés boursiers. Lorsque les échanges et la spéculation auront perdu toute valeur car atteint leur seuil le plus élevé, le plus déraisonnable, l’économie mondiale aura atteint son point de non-retour et basculera dans le vide. De tout à rien. Pour figurer ce chavirement, Cosmopolis suit la journée d’Eric Packer (Robert Pattinson), un trader qui traverse New York à bord d’une limousine pour se rendre chez le coiffeur. Un coup de tondeuse ? De tout à rien.

Le générique du début montre une toile blanche se charger de couleurs, à la manière d’un « dripping » de Jackson Pollock. Un premier motif de remplissage, inachevé, bientôt dépassé par l’apparition à l’écran de monochromes de Mark Rothko. Packer veut les acquérir, littéralement à tout prix. Et s’il le souhaite tant, c’est précisément parce que le montant est inestimable. La valeur est maximale, à l’image de cette peinture qui s’étend autant qu’elle le peut, jusqu’aux bordures de la toile. Packer veut tout, tout le temps, il veut l’absolu. Plus tard, lorsqu’il demande à une fille dénudée, assise sur lui, de le viser avec son pistolet-taser : il lui réclamera bien « tout le voltage ». Les dialogues du film, flot incessant de répliques tantôt limpides, tantôt nébuleuses, s’inscrivent encore dans cette logique : Cosmopolis s’emplit, se gorge de ses propres mots, jusqu’à ce que son vacarme ne bascule dans le néant.

Avant d’en arriver à telle extrémité, Cronenberg a semer les traces d’un délitement annoncé. Le corps de Packer, personnification d’un système voué à sa propre perte, ne disparait pas brutalement : il se désagrège petit à petit, au cours du récit. Les trous visibles dans la chevelure du « golden boy » se révèlent symptomatiques de sa dissolution. Il doit se rendre chez le coiffeur, mais la chute (des cheveux) n’attend pas. Tirer un coup de feu pour se perforer la main se veut constitutif d’une même démarche, s’imposer un toucher rectal aussi. Packer en vient même à saluer l’initiative d’un personnage rencontré sur sa route, ayant perforé son plancher et les étages inférieurs de son immeuble, afin que ses déjections s’évacuent au plus vite vers la terre. « Les trous sont intéressants. Des livres entiers parlent de trous », ajoute Packer. Alors la perforation se propage, jusqu’à dévorer toute matière.

Et ensuite, comment filmer le vide ? Comment capter à l’image cette perception, allégorique, d’un système économique ayant enflé jusqu’à précipiter sa propre extinction ? Comment signifier cet « après » ? Cronenberg y parvient par soustraction : un nouveau monde, tout entier, se tient dans la seconde de noir et de silence qui suit le dernier plan et précède le générique de fin.

COSMOPOLIS (Canada, France, 2012), un film de David Cronenberg, avec Robert Pattinson, Sarah Gadon, Paul Giamatti, Juliette Binoche, Samantha Morton. Durée : 108 min. Sortie en France le 25 mai 2012.