De l’anal à l’oral : Julianne Moore a pété chez Cronenberg

Avec Maps To The Stars, en lice pour la Palme d’Or 2014, David Cronenberg poursuit sur la lancée initiée par A Dangerous Method : un cinéma exclusivement oral et littéraire, où le poids des mots remplace le choc des photos, où le bruit d’un vent supplante le gros étron, où l’on parle des trous plutôt que de les montrer.

 

Elle est assise sur les toilettes, constipée à cause d’une drogue quelconque, elle pousse et tout ce qu’elle fait, c’est péter. Elle, c’est Julianne Moore dans Maps To The Stars et si nous évoquons ce moment gentiment scato, c’est parce qu’il résume ce qu’est devenu le cinéma de David Cronenberg. Un cinéma où les corps ne produisent plus rien, si ce n’est du vent, littéralement, que ce soit par la bouche ou par l’anus ; un cinéma où l’on parle de plus en plus, notamment des trous de toutes sortes (« et mes trous, tu les aimes mes trous ? » demande Moore façon BB crado à son chauffeur de limousine, Robert Pattinson), sans jamais plus les montrer.

MAPS TO THE STARS de David CronenbergEt pourtant, les trous, ils pullulaient dans les films de Cronenberg. On en trouvait même là où il ne devait pas y en avoir, dans des plaies ouvertes sur une cuisse (Crash) ou au bas des colonnes vertébrales (Existenz). Chacun y enfonçait ses doigts plus ou moins lubrifiés, voire même des ombilics mi-organiques mi-technologiques. Tout ça, c’est fini. D’un toucher rectal, Cronenberg montre seulement les effets sur le visage du patient (Cosmopolis). La défécation, elle, est non seulement vouée à l’échec, mais en plus prétexte à discussion : Julianne Moore profite de l’instant pour appeler son assistante, interprétée par Mia Wasikowska qui porte des gants et les gardent propres pendant tout le film (ça ne salie plus beaucoup les mains chez Cronenberg) et la questionner sur sa sexualité. La grande erreur concernant l’œuvre de Cronenberg fut de croire qu’elle était exclusivement charnelle, alors qu’elle l’était en fait par voie de conséquence. Filmer le corps était le seul moyen pour le réalisateur canadien de montrer la pensée. Enregistrer les effets pour exprimer les causes, donc.

Cosmopolis et aujourd’hui Maps To The Stars installent durablement un nouveau style, plus théorique, exclusivement cérébral, extrêmement littéraire. En une grosse dizaine d’années, Cronenberg est passé du stade anal au stade verbal. Il ne filme plus les trous, il filme des personnages qui parlent de trous.

Depuis Spider, Cronenberg poursuit sa quête du mental, mais par d’autres moyens. Il y a eu l’influence certaine de Bruno Dumont, celle de L’humanité, film récompensé à Cannes par le jury présidé par Cronenberg, dont Spider est une sorte de remake (un remake comme La Jetée de Chris Marker est un remake de Sueurs froides d’Hitchcock). Influence ou plutôt déclic : Cronenberg prit alors conscience qu’il pouvait raconter les mêmes histoires, mais différemment. A History of Violence et Les promesses de l’ombre ont remis un peu d’ordre, avant que A Dangerous Method (Freud vs Jung, les jumeaux obstétriciens de Faux semblants sont devenus des psychanalystes), Cosmopolis et aujourd’hui Maps To The Stars installent durablement un nouveau style, plus théorique, exclusivement cérébral, extrêmement littéraire. En une grosse dizaine d’années, Cronenberg est passé du stade anal au stade verbal. Il ne filme plus les trous, il filme des personnages qui parlent de trous.

MAPS TO THE STARS de David CronenbergLes mots ont pris un poids colossal, dans les dialogues évidemment (le poème de Paul Eluard, Liberté, est cité inlassablement dans Maps To The Stars), mais surtout dès la naissance des projets, adaptés de pièces de théâtre, d’une histoire vraie et d’une documentation colossale pour A Dangerous Method, d’un roman de Don DeLillo réputé inadaptable (Cosmopolis) et d’un scénario de Bruce Wagner dont on dit qu’il a mis dix ans pour arriver à maturité. L’attention se focalise non plus sur l’expression viscérale de la pensée, mais sur son expression orale, banale en apparence, peut-être seulement en apparence. De la même manière que les personnages de Maps To The Stars relativisent en se disant régulièrement qu’ils sont comme ceux d’une mythologie quelconque (parents, frères et sœurs ; tout le monde couche avec tout le monde et tout cela nourrit la tragédie la plus ancienne), les équivalents des notes de bas de pages abondent chez Cronenberg, sans que l’on sache toujours à quoi elles se rapportent. Un paravent se dresse entre nous et le film, comme on en trouve parfois dans les cabinets de médecin. Avant, on voyait les béances des corps des patients. Aujourd’hui, on n’entend plus que le diagnostic du docteur qui les a examinés.

 

MAPS TO THE STARS (Canada, USA, France, Allemagne, 2014), un film de David Cronenberg, avec Julianne Moore, Mia Wasikowska, John Cusack, Evan Bird, Olivia Williams, Robert Pattinson. Durée : 111 minutes. Sortie en France le 21 mai 2014.

 

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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