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Palmé en 2017 pour The Square, Ruben Östlund réalise la passe de deux en passant du carré au triangle. Triangle de la tristesse d’après le titre original du film (qui devient un bien triste, en effet, Sans Filtre en français) ; triangle de la bêtise, du fiel et de l’obscénité surtout, dans un mélange explosif dont la déflagration déclenchée par le cinéaste provoque une tornade de vomi et de merde, d’humiliations et de coups bas, de cris et de rires.
« Détends ton ‘triangle de la tristesse’ », exhorte dans l’introduction un directeur de casting au héros, Carl (mannequin de son état, et qui comprend donc immédiatement de quoi il retourne : il s’agit de la ride qui se forme entre les sourcils et au-dessus de l’arête nasale). Au terme du film, il paraîtra évident que cette instruction s’adressait également aux spectateurs, sur un mode plus symbolique puisque l’objectif premier de Ruben Östlund d’un bout à l’autre aura été de nous faire rire aux éclats devant les mésaventures et les calvaires de ses protagonistes-souffre-douleur. Se moquer à ce point de son prochain, est-ce bien convenable ? À cette question morale, Sans filtre apporte la même réponse que l’œuvre contemporaine dont on peut le plus le rapprocher, South Park : évidemment, ils sont si bêtes et méchants – et caricaturaux, d’ailleurs si vous arrivez à vous identifier à eux c’est que vous êtes vous-même une caricature ; ce qui ne vous empêchera probablement pas de rire, tant le film agit comme une force jubilatoire irrépressible.
Peut-être est-ce l’effet de l’obtention de la récompense suprême du cinéma, qui a suffisamment flatté son ego pour le libérer d’un poids, mais Sans filtre nous montre pour la première fois Östlund délaisser entièrement ou presque la position de surplomb vers laquelle il se repliait souvent, et d’où il jugeait tel un « petit malin » les parcelles de sociétés qu’il délimitait, déréglait et manipulait dans ses films précédents. Il met ici tout son talent de cinéaste au service d’une pure velléité comique, qui ne travaille que pour elle-même. La satire n’a plus pour objectif d’être un miroir qui nous est tendu avec plus ou moins d’acuité ou de facilité ; elle est poussée à l’extrême vers la bouffonnerie et le cartoon, à l’image de l’introduction déjà évoquée où l’hommage à Zoolander, le crétin génial inventé par Ben Stiller, est si ostensible que l’on ne voit pas comment il ne pourrait pas être intentionnel.
La suite du film, longue et décousue, a ses hauts et ses bas. Sans filtre est découpé en trois actes artificiellement soudés l’un à l’autre, et nettement inégaux, ce qui rend ardu de juger le film dans son ensemble – principalement parce que son deuxième segment, son plat de résistance, épuise les superlatifs par la puissance des éclats de rire et de saisissement qu’elle déclenche. Cette heure de film est l’une des plus inouïes que l’on verra cette année, et l’une des plus drôles que l’on a vues depuis longtemps. Une brochette de stéréotypes, brocardés avec autant de mordant que d’intelligence, de tout ce qui se fait de plus antipathique dans la société occidentale actuelle (influenceurs à qui leur beauté physique offre tout gratuitement tant qu’ils acceptent de vendre leur corps à des marques, oligarques russes ayant fait fortune sur les ruines de l’URSS, marchands d’armes à la retraite, etc.), est réunie pour une croisière à bord d’un méga yacht. Deux événements simultanés vont faire dérailler le déroulement – touchant déjà aux confins de l’imbuvable, tourné en ridicule – du voyage. Les convictions marxistes du capitaine du navire (Woody Harrelson, extraordinaire), qui le verront se lancer avec l’oligarque mentionné plus haut dans des joutes verbales avinées ; et surtout une tempête survenant en plein milieu du dîner gastronomique servi aux convives, lesquels ne tarderont pas à devenir la source d’autres tempêtes, scatologiques puisqu’il est question d’évacuer les aliments ingérés par des geysers de diarrhée et de nausée.
Ces deux déversements orduriers, les logorrhées d’insultes entre le capitaine et l’oligarque et les torrents de merde et de vomi de tous les autres, sont étirés par Östlund sur une durée faisant sauter toutes les digues, du plausible, du raisonnable, de l’acceptable. Son sens génial du rythme, du renouvellement, de la répétition et de la rupture, dans l’écriture et la mise en scène de cette nuit déchaînée fait que l’on ne se lasse jamais et que l’on en redemande, pliés en deux. On pense alors évidemment au segment du restaurant dans Monty Python : le sens de la vie, mais démultiplié de toutes parts – par le nombre de personnages, par le décor du bateau qui ajoute un abracadabrant aspect « Titanic avec les toilettes qui débordent » aux infortunes des passagers, par le propos politique qui explose à l’écran. Östlund déploie une allégorie certainement pas fine (mais depuis quand ce pouvoir-là devrait-il être attaqué avec subtilité ?) mais dévastatrice, limpide et irrésistible du capitalisme qui accumule, spolie et se gave littéralement jusqu’à en exploser et à recouvrir tout autour de lui de ses déchets, ses reflux et excréments – qu’il reviendra évidemment à d’autres de nettoyer.
Le problème d’une telle mise à sac physique et symbolique, c’est qu’il ne reste plus rien à faire et à dire après. Car Östlund croit nécessaire d’ajouter un après, en sélectionnant arbitrairement huit survivants du naufrage du yacht, qu’il isole sur une île déserte. Ils sont bien entendu de sexe et de milieux différents, afin de créer les germes de conflits en tous genres. L’idée de la prolétaire passant soudain d’exploitée à souveraine du groupe, parce que le fait qu’elle soit la seule à avoir des compétences concrètes (pêcher, faire du feu) est enfin reconnu à sa juste valeur, fait encore mouche, car le comique cruel de situation au premier degré repose, comme dans l’acte précédent, sur un fond politique manifeste – qu’aujourd’hui les profits et le confort sont massivement accaparés par ceux dont le travail ne crée pourtant pas de valeur véritable. Malheureusement, la majorité des autres amorces d’histoires lancées par Östlund fonctionnent moyennement, soit parce qu’elles sont tout juste esquissées, soit parce qu’elles ont trait à des sujets intimes et non plus globaux, or la satire du réalisateur s’avère moins intéressante et marquante lorsqu’elle cible le couple (c’est aussi le cas dans la première partie, vite oubliée) que la société. Östlund lui-même ne semble pas croire aussi fort à ce qu’il met en place sur l’île ; il coupe net cette dernière partie par une pirouette, efficace à l’échelle de la scène – la rencontre invraisemblable faire par l’une des naufragées – mais qui à l’échelle du récit laisse un goût d’inachevé et de superflu. Alors que, ce qui se passe sur le yacht, quand même…
SANS FILTRE (Triangle of Sadness, Suède, 2022), un film de Ruben Östlund, avec Harris Dickinson, Charlbi Dean Kriek, Woody Harrelson. Durée : 150 minutes. Sortie en France le 28 septembre 2022.