LE LIVRE D’IMAGE, la mix-tape mortifère de Jean-Luc Godard

Nous nous étions trompés en croyant voir dans sa précédente création, Adieu au langage, le mot d’au revoir de Jean-Luc Godard au cinéma. Il revient quatre ans plus tard, à nouveau en Compétition à Cannes, avec un Livre d’image (l’emploi du singulier n’est pas une erreur) dont on ne savait évidemment pas quoi attendre avant de le découvrir. Réponse : Godard y reprend le flambeau tenu l’an passé sur la Croisette par un autre vétéran hors normes, David Lynch, avec sa reprise de Twin Peaks. Les deux hommes malmènent la manière dont sont fabriquées les images projetées sur les écrans, et cherchent un moyen cinématographique de montrer la force du mal dans le monde.

Le jury du 71ème festival de Cannes a fait le choix de décerner une « Palme d’Or spéciale » à Jean-Luc Godard pour Le livre d’image. Le geste laisse mi-figue mi-raisin, en plaçant le cinéaste à la fois au sein et en dehors du palmarès. Néanmoins, le choix des mots fait pencher la balance du bon côté : « Palme d’Or » (plutôt qu’un « prix », terme autrement plus générique) ; « spéciale », qualificatif qui reflète finalement bien la place à part du Livre d’image dans la compétition cannoise. Ce que Godard y construit n’a rien à voir avec ce que proposent les vingt autres prétendants à la Palme d’Or, au point qu’il est ardu d’affirmer qu’ils pratiquent le même art. D’un côté des histoires et des personnages se développent, comme dans des romans ; de l’autre un magma de pensées, d’images et de sons entre en éruption, à la manière d’un essai dont l’auteur nous parle et nous prend à parti sans passer par le filtre d’un récit.

Le livre d’image ne s’embarrasse plus de séquences ou de plans tournés par Godard lui-même, comme on en trouvait encore dans ses deux dernières œuvres, Film socialisme et Adieu au langage. Il revient ici à la forme de sa série Histoire(s) du cinéma, avec un recours exclusif au montage visuel et sonore pour composer son long-métrage. Des extraits de films de toutes provenances et de tous âges, dont la durée se compte en minutes ou en secondes (voire en flashes), triturés et altérés par Godard sur sa table de montage, dialoguent avec une bande-son assemblée selon les mêmes principes disloqués. Au contraire d’Adieu au langage, où la force motrice première était la manipulation de l’image, et malgré son titre, Le livre d’image marque essentiellement nos esprits par le travail perpétué par le cinéaste sur le son. La spatialisation de ce dernier à travers la salle joue un rôle prépondérant, ouvrant de nouvelles portes dans notre ressenti du cinéma (comme le faisaient les expérimentations sur la 3D d’Adieu au langage). D’ailleurs si la diffusion du Livre d’image exclusivement à la télévision, sans passage par les salles, se confirme, la perte sera de taille – et l’on ne peut que conseiller de regarder alors le film avec la meilleure installation sonore possible.

Godard réalise sa mix-tape cinématographique, aussi avant-gardiste et sidérante que celles des DJ’s pionniers de la révolution musicale que fut le hip-hop, avec son Livre d’image au son disloqué et aux images venant du monde des images

La diffraction du son du Livre d’image à travers les enceintes applique (brillamment) au cinéma une technique d’écriture musicale explicitement citée par Godard : le contrepoint, qui consiste en la superposition de mélodies distinctes, non harmonieuses. Quand il ne pratique pas le contrepoint, Godard démantèle et resynthétise le son de ses scènes suivant des inspirations qui rappellent d’autres techniques, contemporaines – les samples et boucles, surimpressions et monologues, cuts et collages au moyen desquels se créait avec le hip-hop une musique nouvelle bâtie sur la réutilisation des musiques existantes. Godard réalise sa mix-tape cinématographique, aussi avant-gardiste et sidérante que celles des DJ’s pionniers de la révolution musicale que fut le hip-hop, avec son Livre d’image au son disloqué et aux images venant du monde des images. Un monde parallèle au nôtre où le cinéaste semble résider lui-même désormais : sa conférence de presse au Festival donnée via FaceTime l’a montré se manifester dans un écran de téléphone, comme s’il vivait maintenant dans le réseau, au milieu du flux d’images et de sons, tel Halliday dans Ready Player One ou l’héroïne de Ghost in the Shell.

Mais la mix-tape godardienne est aux antipodes de l’esprit et du dessein festifs des party tapes des DJ’s. Le livre d’image est consumé de bout en bout par une puissance maléfique colossale : l’acte de tuer. Le cinéaste l’observe étendre son règne d’hier à aujourd’hui, de l’Occident au Moyen-Orient, et s’attaquer à des victimes indiscriminées : des individus, des peuples, des animaux. La force tragique et solennelle du film est de montrer que l’acte de tuer est un absolu, quelle que soit sa cible. Jean-Luc Godard rejoint sur ce point ce que David Lynch met en scène dans Twin Peaks, œuvre avec laquelle Le livre d’image partage également l’image séminale emblématique du mal contemporain : les premières détonations de bombes atomiques dans le désert. À partir de cette vision de cauchemar, qui les hante, Godard et Lynch déroulent le fil de la progression inexorable du mal sur la Terre. Tous les deux se demandent comment employer la capacité du cinéma à nous montrer autre chose que la surface apparente du réel, pour révéler le mal, à la manière de physiciens cherchant à rendre visible les forces gravitationnelles ou électromagnétiques.

Avec Le livre d’image, Godard filme plein cadre le trou noir sinistre présent en hors champ de la plupart des autres films cannois, auquel ceux-ci tentent d’apporter une réponse permettant de survivre

Twin Peaks emprunte un chemin de traverse, hors du réel, à base de conte fantastique et de personnages symboliques. Le livre d’image s’enfonce corps et âme dans le réel le plus cru, le plus brut – celui des guerres qui font rage partout, sans répit. Le film n’est que bruit et fureur, il est totalement vide d’illusions et d’espoirs. L’humanité y apparaît en lambeaux, incapable de suivre une autre voie que celle de l’autodestruction. Avec Le livre d’image, Godard filme plein cadre le trou noir sinistre présent en hors champ de la plupart des autres films cannois, auquel ceux-ci tentent d’apporter une réponse permettant de survivre ; se détacher de la guerre et du malheur afin de ne pas se faire happer par la mort, la haine, la destruction. Les utopies précaires de L’été, Heureux comme Lazare, Trois visages, Une affaire de famille, Gräns et autres, où les personnages tentent de cultiver au sein d’une communauté un vivre ensemble empathique et aimant, sont autant de manifestations de cette espérance, souvent brisée mais qui persiste, comme les plantes comestibles qui s’obstinent à pousser dans les failles du béton où les personnages de Heureux comme Lazare ont établi leur campement de fortune.

Cette même pointe d’espoir survivant (ni plus – rien n’est reconstruit –, ni moins – la mort ne triomphe pas intégralement, de Godard ou du monde) rallume Le livre d’image, après son générique qui sonnait comme un point final non seulement au film, mais aussi à toute essence. Porté par les images de la danse du Masque dans Le plaisir de Max Ophuls, cet épilogue bouleverse par la surprise qu’il provoque, et par la fragilité qu’il dégage. La mort est là, on le sait, on le ressent, mais la danse, le mouvement, la vie subsistent néanmoins – animés par l’« ardent espoir » qui donne au film ses tout derniers mots prononcés en voix-off par Godard.

LE LIVRE D’IMAGE (Suisse-France, 2018), un film de Jean-Luc Godard. Durée : 85 minutes. Sortie en France indéterminée.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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