Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
L’interrogation «Is it future, or is it past ?» s’entend à plusieurs reprises dans la troisième saison de Twin Peaks, mais cette obsession des personnages n’est pas forcément celle des créateurs David Lynch et Mark Frost. Parce que son futur est une gageure à deviner, et le passé jamais déifié, Twin Peaks : The Return est œuvre du présent.
Chaque scène de The Return se reçoit au présent, en tant que telle, sans penser à l’avant ni à l’après, ou du moins est-ce ainsi qu’on les apprécie le plus. La tentation est grande d’enrichir le visionnage direct, mais le spectateur finit toujours par admettre sa difficulté à raccorder le moment au passé (deux saisons, deux longs-métrages et un livre*, pour une infinité d’informations à retenir) et tout autant doit-il reconnaître son incapacité à se projeter dans le futur (les fameuses «théories» des fans de Twin Peaks s’avèrent le plus souvent erronées). Il faut donc accepter d’apprécier le passage pour ce qu’il est, du moins la première fois.
Pas question ici d’avancer de scène en scène avec l’idée que le spectateur saura toujours relier ce qu’il voit à ce qu’il a vu et déduire ce qu’il adviendra de ce qu’il voit. Symptôme : il n’y a pas de «previously» au début des épisodes, alors que cela serait objectivement utile. Mais il n’est pas question pour autant de défendre l’idée que The Return, comme d’autres l’auront dit de Mulholland Drive (David Lynch, 2001), trouve sa valeur dans l’incompréhension qu’elle suscite. Certes, au même titre que les deux premières saisons, ce « retour » s’apprécie en tant que série à tiroirs, qu’il est plaisant de scruter, ressasser, épuiser pour tenter d’en percer tous les mystères, mais sa beauté ne réside pas pour autant dans la réussite ou l’échec de cette entreprise active de spectateur. Chaque premier visionnage induit d’abord une forme de sidération, et un envoutement, parfois d’esthète, mais toujours un plaisir du présent. Entre autres, entre bien d’autres, c’est notamment le cas du passage énigmatique et renversant de Dale Cooper dans la «zone violette», la potentielle White Lodge (Part 3) ; de la scène «du fauteuil du Major Briggs» qui fascine personnages et spectateurs avant même de révéler ses secrets (Part 9) ; du monologue de Freddie Sykes (Jake Wardle) à propos de la prophétie du Fireman (Carel Struycken), qui s’écoute suspendu à ses lèvres (Part 14) ; ou encore de la bouleversante marche à quatre pattes et cinq cris de Ruby (Charlyne Yi, Part 15). Dans ce dernier cas, le personnage rejoint l’intrigue de The Return au bout de quinze heures environ, mais elle nous transmet son émotion malgré tout. L’explication réside notamment dans le « build up » de cette courte scène. De même que la jeune femme exerce rétention puis délivrance, avec un cri contenu depuis plusieurs minutes mais sûrement des années, il y aura eu sur l’ensemble de ce quinzième épisode l’idée d’une escalade vers une forme de climax : la montée vers la surface (« Shovel your way out of shit ! »), l’accomplissement (l’obtention du baccalauréat confessé par Steven Burnett), la fin (les deux « z » de ZZ Top), le sommet (le « top » de ZZ Top), le paroxysme (le MC pousse le volume du RoadHouse au-delà du maximum).
Cette sidération de l’instant donne parfois l’impression que The Return se compose de courts-métrages indépendants. C’est évidemment l’impression laissée par la huitième partie dans sa globalité, mais aussi et plus encore de diverses séquences au sein des épisodes, celles listées ci après parmi d’autres : l’incroyable sortie arme au poing de Bobby Briggs (Dana Ashbrook) dans le onzième épisode, poupées gigognes de l’horreur dans la rue du RR Diner ; dans un registre plus charmant les dix minutes de reconquête amoureuse de Norma (Peggy Lipton) par Ed (Everett McGill) sur fond d’Otis Redding (Part 15) ; et plus violent le bras de fer de «Mister C.» (Kyle MacLachlan, Part 13) ou l’incursion glaçante de Cooper dans le diner «Judy’s» à Odessa (Part 18). Les deux dernières séquences incluent des spectateurs, les premiers devant un écran géant, les deux autres attablés, mais jumeaux de ceux devant ces épisodes de Twin Peaks assurément. A la liste des séquences semblant exister isolées de tout pourraient aisément s’ajouter chacun des dialogues entendus au RoadHouse, dans la même « booth », mentionnant la plupart du temps des personnages encore inconnus, au point que l’on s’étonne d’écouter les personnages avec autant d’intérêt. Ce pouvoir de la parole, on pourra la comparer à celui des frères Coen, lorsqu’ils referment No Country for Old Men (en 2007, sur un rêve) et ouvrent A Serious Man (2009, en compagnie du « Dibbouk »). A chaque fois, une séquence détachable, parfait court en soi. On retrouve de cela dans la troisième saison du prolongement sériel de Fargo (2017), produit par leurs soins et dirigé par Noah Hawley, en particulier avec l’épisode 3 (aération dans la narration), alors que la présence d’un personnage énigmatique joué par Ray Wise (Leland Palmer dans Twin Peaks) suffit à valider la connexion.
Ce n’est que dans un second temps, hors du présent du premier visionnage, que chacun peut compléter et peaufiner sa propre prise sur l’épisode : re-visionnage, discussions en ligne, etc., pour enfin se projeter efficacement dans le passé et le futur de la série.
C’est une autre forme de plaisir émanant de la découverte de Twin Peaks qui prend alors le relai, et l’amuseur et penseur Demetri Martin semble l’avoir parfaitement décrit dans son spectacle If I… sans y faire référence pour autant (fort à parier qu’il doit apprécier la série, toutefois).
Mais ce « passé » n’est pas seulement difficile à assimiler, Lynch et Frost ont choisi de ne lui donner qu’une importance relative dans The Return. Certes, après que l’épisode 8 a préparé le terrain, les deux derniers reviennent plus explicitement encore sur les événements survenus vingt-cinq ans plus tôt dans la petite ville du Nord-Ouest des Etats-Unis. Pour autant, certains fans de la première heure auront témoigné de leur perplexité voire de leur agacement face au refus assumé et peut-être même revendiqué de tout crowd pleasing de la part de Lynch et Frost : longue absence d’Audrey Horne ; puis apparition décevante lors de l’épisode 12 (gageons que plus personne ne le pense quelques épisodes plus tard) ; exploration de nombreuses autres villes ; faibles occurrences des thèmes musicaux ; différence de ton ; etc.. Quelques unes de ces « demandes » ont finalement été traitées lors de l’épisode 16, assumant le rôle d’épisode flagorneur. Ceci n’empêche pas The Return d’être tout sauf une série du passé, à mille lieux de pouvoir être qualifiée comme Stranger Things et d’autres revival 90s plus directes de ce que l’on pourrait appeler des « séries-memberberries » ; appellation inspirée par les figures récurrentes de la saison 20 de South Park, révélatrices de l’excès de nostalgie des humains du nouveau siècle (concernant d’abord la pop culture, puis dérapant progressivement vers la politique).
Ne pas jouer la carte de la nostalgie n’isole pas pour autant Twin Peaks : The Return. La série se trouve rapidement un autre corpus, plus restreint mais accueillant. Quelques unes des œuvres les plus audacieuses et belles de 2017 auront été celles « du présent », The Return côtoie ainsi 24 frames d’Abbas Kiarostami, mettant en scène autant de réveils sur de nouveaux mondes immaculés, mais aussi Voyage of Time de façon plus inattendue. Le film de Terrence Malick n’est en soi que film du passé, plus qu’aucun autre même, mais son distributeur en France a su livrer aux spectateurs un présent du présent : projection au jour dit, à l’heure pile, pour un moment de communion cinéphile, les spectateurs distants dans l’espace puis, quand la lumière jailli, se lient enfin grâce au temps, celui de la projection et celui projeté.
Cette volonté de saisir le moment ne reste finalement pas le geste artistique exclusif de Lynch et Frost dans The Return. Si de nombreux personnages sont obnubilés par le passé (Bobby, James, Audrey, Nadine jusqu’à un certain point, Cooper lorsqu’il reprend ses esprits), d’autres se joignent à leurs créateurs dans cette quête du moment de perfection éphémère : c’est le cas de Becky (Amanda Seyfried) dans la voiture de son compagnon, sourire aux lèvres et cheveux au vent (Part 5) ; de Sonny Jim bondissant sur son «Gym Set» (c’était écrit car « son needs gym » comme l’auront remarqué plusieurs internautes, Part 13) ; Frank (Bob Stephenson) découvrant avec une irrépressible joie combien il aime le latte au thé vert (Part 5) – trois moments parmi d’autres que l’on pourrait concevoir comme ces quelques instants a priori anodins mais tellement parfaits que chacun d’eux pourrait choisir de l’emporter avec elle ou lui pour l’éternité, comme dans After Life de Hirokazu Kore-Eda (1998). Les découvertes permanentes de l’agent Cooper lorsqu’il retrouve le monde réel en tant que « Dougie » s’inscrivent encore dans ce souhait de jouir du regard neuf et de prodiguer des plaisirs simples. Après tout, c’est l’essence de Twin Peaks, qui en revient toujours au « coffee & pie ».
Existe néanmoins le négatif de ces moments de grâce, leur pendant « evil », ce sont les scènes que certains ont boudé pour leur indolence assumée, mais qui en auront séduit bien d’autres, et en particulier les fans de David Lynch tant elles rappellent avec humour, élégance, souvent les deux à la fois, le fait que le cinéaste soit en pleine possession de ses moyens et parfait contrôle de la fabrique du temps. A ce titre, doit être cité avant tout autre l’inoubliable passage de balai au RoadHouse (Part 7) ; aussi la pause-pose clope (Part 9, voir la vidéo ci-dessous) ; encore le faux-départ de la « française » (Bérénice Marlohe, Part 12) ; voire ceux d’Audrey pour le RoadHouse, trois scènes qui se répètent mais semblent figés dans le temps ; constat que l’on répète à force de voir l’homme saoul (Jay Aaseng) lui-même répéter ce que disent ses codétenus ; et citons même la pièce de monnaie de Ray, qui ne retombe jamais et tourne sur elle-même (Part 6) ; jusqu’à relever les boucles d’un présent rayé que furent « This is the well… » (Part 8), « Hello Johnny, how are you today ? » (Part 10) ou « It’s a boxing match again » (p 13).
Bouclons cette réflexion, justement.
Se contenter et se réjouir du « présent » de The Return, c’est une demande singulière faite aux spectateurs, car elle oppose la série à la production sérielle actuelle. Ce n’est pas tant que la proposition de David Lynch et Mark Frost soit plus originale ou plus libre que les autres (mais bien sûr, elle l’est), c’est surtout dû au fait qu’elle s’affranchisse du carcan qu’est l’intelligibilité lorsqu’elle est érigée en valeur artistique première. A ce titre, quand l’avant-dernier épisode de The Return nous apprend enfin qui se cache derrière le nom « Judy », on se plait à interpréter la révélation ou plutôt l’absence de révélation comme l’ultime témoignage de cette différenciation. Il s’agit finalement d’une entité maléfique profonde, possiblement celle qui fut nommée « The Experiment » ou « Mother » durant la saison. Seulement, le symbole la représentant jusqu’alors a évolué lui aussi, passant d’une sorte de tête cornue dessinée ça et là en une double boucle (formée par un signal de fumée par Philip Jeffries, ce qui raccorde in extremis ce pan du récit à la mythologie amérindienne, prépondérante dans la série puisqu’elle a supposément informé en premier lieu de l’existence des Loges… et de Judy). Une fois la saison terminée, et la sous-intrigue « Judy » en suspens, on se plait donc à interpréter le symbole comme une représentation de la structure narrative même de l’œuvre, cette double boucle semblable aux mondes enlacés que révèle l’épisode 18, mais aussi à l’idée d’infini comme s’il était déjà impensable d’espérer s’en extraire un jour. Un enfer pour les téléspectateurs les plus cartésiens et les moins aventureux, en quête de « closure » à tout prix. Si l’épisode finale refuse même une dernière fois de s’y conformer, il n’en livre pas moins une réponse possible quant à la nature de l’univers dans lequel se déroule Twin Peaks. Avec l’ultime épisode, balade du Texas à Washington State, après que Cooper et Diane ont fait 430 miles en sens inverse et manifestement ouvert une brèche temporelle, David Lynch et Mark Frost ne semblent plus opposer le réel au mental, ou bien aux rêves et fantasmes, mais décrire ainsi des mondes distincts et néanmoins reliés de façon tangible (par une route, par exemple). Naturellement, David Lynch les conçoit poreux, puisque comme dans Lost Highway (1997) et Mulholland Drive (2001), ce sont dans les interstices et les circulations qu’ils autorisent que résident les souffrances. Les dernières minutes de la saison ne cherchent d’ailleurs pas à clarifier « l’obscurité du passé futur » dont parle MIKE dans l’épisode qui les précède, Lynch préfère utiliser le temps imparti pour entrechoquer ces mondes, et rappeler une dernière fois que ces personnages n’ont aucune chance d’en sortir indemnes.
L’heureux paradoxe de The Return reste d’achever cette œuvre du présent sans pouvoir réfréner le double constat que l’on n’en avait pas connue d’aussi belle depuis des années, et que l’on souffrira de ne vivre que dans son souvenir durant celles à venir.
* Les saisons 1 et 2 de TWIN PEAKS (créées par David Lynch et Mark Frost, 1990-1991) ; le long-métrage TWIN PEAKS : FIRE WALK WITH ME (David Lynch, 1992) ; le long-métrage constitué de 92 minutes de scènes coupées de Fire Walk With Me : TWIN PEAKS : THE MISSING PIECES (David Lynch, 2014) ; le livre L’HISTOIRE SECRÈTE DE TWIN PEAKS (Mark Forst, 2016)
TWIN PEAKS : THE RETURN a été présenté au 70ème festival de Cannes en mai 2017 (2 premiers épisodes) puis diffusé aux Etats-Unis sur Showtime et en France sur Canal Plus jusqu’en septembre 2017.