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Godard a été retenu, finalement Godard n’est pas venu (il s’en est expliqué, à sa manière, ici), mais Godard a convaincu. Son Adieu au langage est d’une surprenante richesse, profond et trivial, mélancolique et serein, ingénieux et désabusé. La vie dans l’œil gauche, la mort dans l’œil droit, et en chaussant vos lunettes 3D (véritablement indispensables pour la première fois au cinéma) les deux rassemblés forment un très beau mot d’au revoir au cinéma.
Dans Is the man who is tall happy ?, Michel Gondry fait discourir Noam Chomsky sur l’émergence du langage au sein de l’humanité et son caractère mystérieux. Avec son titre, à prendre au pied de la lettre, Adieu au langage se place à l’autre bout du chemin, tournant et retournant dans tous les sens la question du dépassement du langage comme moyen d’expression. Pas étonnant que ces films, tous deux observateurs critiques d’un des fondements de nos sociétés, bousculent le cadre commun de la mise en scène de cinéma. Comme Godard le dit dans sa lettre d’excuses à Thierry Frémaux et Gilles Jacob (qui constitue une sorte de post-scriptum à Adieu au langage), « la possibilité d’expliquer m’a toujours paru la seule excuse à l’existence de la parole ». Hors le cinéaste ne croit aujourd’hui plus à cette « possibilité d’expliquer » – plus précisément, il a toujours douté de son bien-fondé, mais le voilà qui a finalement franchi le Rubicon et décidé de ne plus être tenu par les règles établies du langage. Ce dernier terme est à prendre dans son sens le plus vaste, balayant toutes les formes envisageables, et hébergées par le cinéma : la parole, les musiques et autres sons, les images fixes et mobiles.
Est-ce à dire que Godard ne croit plus au cinéma ? Probablement. Après tout, cela fait déjà longtemps qu’il ne croit plus aux films, à son sens une version étriquée de cet art. Et si cela doit aboutir à lui retirer l’appellation de cinéaste, il sera le premier à abonder en ce sens, lui qui se définit plus comme un philosophe par le biais d’Adieu au langage. Dans cet « essai d’investigation cinématographique », pour paraphraser Soljénitsyne cité à l’écran, Godard casse donc tous les canons et les techniques de constitution d’un discours ou d’une œuvre d’art. Il détruit, tel un terroriste. Lui qui avait d’ordinaire recours aux aphorismes, citations et autres jeux de mots pour créer du sens fabrique ici ouvertement du non-sens. Les interrogations conceptuelles, motif référent de son œuvre, restent pour une fois sans réponse, quand elles ne sont pas coupées net avant d’être arrivé au bout de leur formulation. De même, au lieu de travailler à ciseler une forme, il dé-forme. À la fin de la projection cannoise, on put entendre dans les travées ce jugement « l’image, c’est raté ; le son, c’est raté aussi ». Tout à fait, monsieur. Godard casse les images autant que les sons, il les éparpille façon puzzle de leur état le plus beau au plus laid.
Nos oreilles et nos rétines sont tour à tour flattées et agressées. Les bribes de mélodies de musique classique s’entrechoquent avec des effets sonores affreusement saturés, les citations illustres d’auteurs de renom avec des bruits de chiottes (là encore, à prendre au pied de la lettre). Et devant nos yeux les plans élégants, accomplis, se retrouvent contraints de partager la scène avec d’autres aux couleurs déréglées, à la composition hasardeuse, à la qualité médiocre. Le dernier jouet technologique en date du cinéma, la 3D, n’échappe pas à ce jeu de déconstruction. Godard alterne effets de profondeur de champ de très bon élève, et actes d’élément perturbateur – quand il choisit de déphaser légèrement les deux objectifs nécessaires à la création d’une image en relief, la rendant floue. Et comme seule la désobéissance peut mener au génie, c’est en poussant cette idée à son extrémité et en déconnectant totalement les deux caméras que Godard accède à un effet renversant. Il nous met un plan différent dans chaque œil, rendant à cet instant le film unique à chaque spectateur (selon comment vous fermez ou ouvrez vos yeux), en même temps qu’impossible à regarder autrement qu’en 3D.
Ces expérimentations sur l’image et le son, aussi souvent destructrices que créatrices, donnent de Godard l’image d’un enfant jouant avec sa boîte de Chimie 2000 sans se soucier du résultat, mais pour le plaisir de l’activité et du bouillonnement. Il est facile de faire du beau, plus facile encore de faire du laid ; tout mélanger sans digues est le plus amusant, et le plus créatif. Godard n’a peut-être jamais été aussi ermite et abstrait, et pourtant il ne s’est peut-être jamais montré aussi espiègle et trivial. Il a retrouvé un lien élémentaire avec le monde, en se coupant pour de bon de lui. Car dans le fond, Adieu au langage est des plus morbides : ce qu’il porte en lui est qu’il ne servirait plus à rien de tenter de faire sens, de défendre des idées, d’exprimer des positions. Il ne reste qu’à « peindre qu’on ne voit pas », aspiration que Godard emprunte à Monet et qu’il étend non plus à une situation physique précise (le brouillard sur la rivière) mais à la condition humaine toute entière – « on ne voit pas », sur quelque sujet d’importance que ce soit. La compréhension et l’expression véritables nous échappent. Alors, comme on éteint la lumière avant de partir, Godard démonte les échafaudages dressés par l’art et la philosophie pour s’approcher du « sens de la vie », déshabille ses acteurs pour les rendre à la nudité originelle, et filme son chien le plus ordinairement du monde, dans son quotidien de chien tout à fait ordinaire. Le chien comme avenir de l’homme : espiègle et trivial, on vous dit.
ADIEU AU LANGAGE (Suisse, 2014), un film de Jean-Luc Godard, avec Roxy Miéville, Héloïse Godet, Kamel Abdelli, Zoé Bruneau, Richard Chevallier. Durée : 70 min. Sortie en France le 21 mai 2014.