TROIS VISAGES, Jafar Panahi le prestidigitateur

Le cinéaste iranien Jafar Panahi est interdit de pratiquer son métier et de sortir de son pays depuis huit ans maintenant – en partie pour le contenu de ses films et en partie pour ses démonstrations en public de son opposition au régime. Cela ne l’empêche pas pour autant de continuer à tourner, dans la clandestinité : alors qu’il en avait réalisé cinq avant sa condamnation, Trois visages est son quatrième long-métrage réalisé depuis cette date. Et chacun de ces quatre films le voit gagner en audace, en créativité, en acuité, créant à partir de presque rien un cinéma riche en tours de magie narratifs et formels.

Les deux premiers, Ceci n’est pas un film et Pardé, se déroulaient reclus dans un appartement et une maison, à l’abri des regards. Taxi Téhéran osait sortir en ville, dans un habitacle toujours clos et protecteur – la voiture que Panahi conduisait en se faisant passer pour un chauffeur de taxi. Trois visages démarre à son tour dans une voiture, reconduisant dans un premier temps le dispositif formel de Taxi Téhéran pour ensuite le faire éclater, et rendre ainsi explicite l’évolution d’un film à l’autre. Au volant de sa voiture, Panahi se rend dans un village d’une région reculée au nord-ouest de l’Iran, près de la frontière avec la Turquie, en compagnie d’une actrice star de la télévision, Behnaz Jafari. Cette dernière a reçu sur son téléphone une vidéo d’une jeune fille, Marziyeh, mettant en scène son suicide, désespérée qu’on lui interdise d’intégrer le conservatoire dramatique. Cette longue ouverture rend Trois visages immédiatement brillant, tant sur la forme (un plan-séquence que Panahi prolonge y compris lorsque la voiture s’arrête au bord de la route et que Jafari et lui poursuivent leur conversation dehors) que dans le fond – l’interrogation quant au caractère documentaire ou fictionnel de la vidéo reçue fait évidemment écho au nouveau statut du cinéma de Panahi, qui se développe dans la même zone grise entre les deux classifications. Quand Panahi répond à Jafari qu’il ne distingue pas de coupe dans la vidéo, et que celle-ci doit donc être vraie, il parle en filigrane de ses propres réalisations, où il se met en scène soi-disant dans son propre rôle ; de la même manière, s’il y est lui-même alors ce que l’on voit est « forcément » vrai.

Panahi pousse le plaisir de brouiller les cartes jusqu’à se filmer en train de répondre au téléphone à sa mère, pour lui jurer – devant la caméra – que non, voyons maman, je ne suis pas en train de tourner un film. On préférerait évidemment que le cinéaste soit libre de se déplacer et de filmer où il le souhaite, mais les entraves que lui impose l’État iranien semblent renforcer sa liberté et son inventivité intérieures, par un étrange mouvement de balancier. Réalisé avec presque rien et dans la clandestinité, Trois visages fourmille de superbes idées de cinéma, à tous les degrés. Le scénario débute dans le voisinage du film d’horreur japonais Ring – si Marziyeh est morte, la vidéo vient-elle d’outre-tombe ? –, avant de s’engager sur la piste d’une enquête digne d’un polar, mêlant indices à déchiffrer et obstacles imprévus qui se mettent en travers de la progression des personnages (parfois littéralement : un taureau allongé au milieu de la route, forçant Panahi et Jafari à faire demi-tour et retourner au village). Sur cette trame, Panahi vient apposer quantité d’images admirablement subversives qui démontent, par le doigté de la mise en scène et avec infiniment plus d’efficacité que de fastidieuses démonstrations, les interdits et les contradictions de la société iranienne. Un homme violent que l’on enferme dans la remise (alors que ce sont d’ordinaire les femmes qui se trouvent cloîtrées à l’écart) ; un groupe de villageois qui disent pis que pendre du métier de Jafari, et le soir même se réunissent devant la télévision pour ne pas rater une miette du dernier épisode de sa série ; ou encore, peut-être le plus insurgé de tous, un plan fugitif mais bien visible d’une femme sans son voile, en dehors de chez elle, en Iran.

Panahi soutient de la plus belle des manières les luttes pour les droits des femmes – sans tirer la couverture à lui mais en opérant une mise en retrait du masculin, que le dernier plan du film illustre parfaitement

La meilleure inspiration qu’a eue Panahi pour son nouveau film est d’être allé le tourner aussi loin que possible de la capitale. Cela lui a donné une marge de manœuvre comme il n’en avait plus connue depuis longtemps, car c’est le dernier endroit où la police allait venir le surveiller ; mais que l’État soit absent de cette région comporte aussi une face sombre. Les habitants sont abandonnés à leur sort, loin de tout, à tel point qu’ils subissent en définitive une assignation à résidence similaire à celle de Panahi. Ce dernier transpose ainsi dans son récit de fiction, élaboré à partir de la réalité, sa propre situation piégée. La relation qu’il construit avec ses personnages, miroirs de lui-même, est du même ordre que celle à l’œuvre dans L’été, l’autre film d’un cinéaste interdit de déplacement (Kirill Serebrennikov) en Compétition à Cannes. Elle insuffle à Trois visages un état d’esprit doux-amer. La violence de l’immobilisation imposée à tous est palpable à chaque instant, mais il est hors de question de la laisser étouffer l’humanité, l’empathie (et la création : Panahi et Serebrennikov réalisent deux films débordant de cinéma). Panahi a de bout en bout un regard humain et aimant sur tous les individus qui croisent son chemin, préférant les comprendre et les respecter plutôt que d’ajouter du ressentiment au ressentiment, de la haine à la haine. Celles qui il accorde le plus de considération et d’estime sont les femmes. À travers les parcours personnels et professionnels de Jafari, Marziyeh et d’une troisième actrice (les trois visages du titre), Panahi soutient de la plus belle des manières les luttes pour les droits des femmes – sans tirer la couverture à lui mais en opérant une mise en retrait du masculin, que le dernier plan du film illustre parfaitement.

TROIS VISAGES (Se Rokh, Iran, 2018), un film de et avec Jafar Panahi, avec aussi Behnaz Jafari, Marziyeh Rezaei, Maedeh Erteghaei. Durée : 100 minutes. Sortie en France le 6 juin 2018.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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