HUMAN FLOW : le monde au point mort

Les exils de populations à travers la planète ne faiblissent pas, pas plus que les épreuves que les réfugiés se retrouvent à subir une fois atteint un pays apaisé sur le papier. Face à cette crise aux proportions dantesques, géographiquement et humainement, le cinéma fait de son mieux pour documenter, alerter, analyser, et l’œuvre massive qu’est Human flow de Ai Weiwei se présente comme une synthèse des travaux en ce sens de ces dernières années.

Il y a eu, entre autres, Fuocoammare de Gianfranco Rosi, sur l’arrivée des réfugiés en Europe via Lampedusa ; Last men in Aleppo de Firas Fayyad, enregistrement de l’enfer que ces personnes fuient en se mettant en route vers notre continent ; Ta’ang de Wang Bing, rappel à toutes fins utiles que la question se pose à l’échelle mondiale, à travers l’exemple de ce peuple quittant la Birmanie en direction de la Chine. En 2h20, Human flow dessine l’esquisse d’un tableau d’ensemble qui relierait ces différents points, sur une mappemonde (les pays des documentaires cités plus haut comptent parmi la vingtaine, sur quatre continents, visités par le film) et dans les mécanismes de fond qui provoquent la fuite, puis l’administrent et la répriment. Celui qui le met en scène, l’artiste Ai Weiwei, est lui-même un exilé, persona non grata dans sa Chine natale (qui constitue de fait l’angle mort du film). Ai Weiwei partage le déracinement de ceux qu’il rencontre et qu’il filme, comme le montre la séquence tragi-comique où lui et un homme syrien échangent leurs passeports devenus inutiles, émis par des pays qui les ont ensuite expulsés.

Les images par drones fournissent un autre aperçu de ce que vivent les réfugiés, en usant de la profondeur de champ pour nous montrer à quel point celle-ci est justement bouchée

Un autre élément qu’ont en commun les réfugiés et le cinéaste est le smartphone comme ligne de vie – pour les premiers il sert de moyen de garder le contact avec les proches, le foyer, pour le second il devient instrument permettant de filmer à hauteur d’humains, au plus près des obstacles (une rivière à traverser, un orage qui noie votre camp de fortune, un soldat armé et zélé) transformant l’itinéraire en drame individuel. Pour filmer l’autre extrême, en termes d’échelle, de ces exils, Ai Weiwei a recours avec la même inspiration à la nouvelle donne technologique qui est en train de révolutionner la pratique du documentaire : les drones équipés de caméras, qui permettent à tout un chacun et à coût minime d’obtenir des plans larges vus du ciel de n’importe quelle situation. Dans Human flow, ces images par drones fournissent un autre aperçu de ce que vivent les réfugiés, en usant de la profondeur de champ pour nous montrer à quel point celle-ci est justement bouchée, par des grillages ou des camps s’étendant au-delà de l’horizon.

Peu importe la soudaineté des ellipses et la distance qu’elles nous font parcourir entre deux points du globe, trois motifs visuels reviennent ainsi sans cesse occuper les images de Human flow. Les habitations éventrées par des missiles, poussant les civils sans abri sur le chemin de l’exil. Les murs et grillages surmontés de barbelés qui leur coupent la route, si semblables où qu’ils se trouvent qu’ils paraissent avoir été érigés par une unique société couvrant la Terre entière. Et les camps d’accueil des réfugiés, pareillement standardisés à tous les niveaux – leur mobilier, leur couleur, leur planification géographique et réglementaire. La répétition à l’infini de ces trois motifs, que génère l’étirement du film dans le temps et dans l’espace tel une fractale, entraîne un vertige désespérant, un malaise lancinant. Deux citations, une dite à l’oral par un témoin interrogé par Ai Weiwei et une écrite sur une fresque peinte sur un mur à Gaza, fixent le cadre de ce malaise qui ronge notre monde. La première pourrait en être la cause : « Quelque part dans notre subconscient, nous nous détestons les uns les autres ». La seconde en est assurément la conséquence : « Nous ne vivons plus, nous attendons de mourir ».

Human flow révèle l’usage des camps comme élément de gestion des flux collatéraux des guerres menées pour les ressources ou les idéologies, en maintenant des êtres déclarés indésirables hors de nos frontières par les murs dressés sur elles

Attendre de mourir, voilà ce qui est imposé à ces réfugiés que l’on ne veut plus donner asile. Les camps vers lesquels on les oriente ne sont pas des lieux de transit mais de mort à petit feu, tout juste moins inhumains à court terme que la mort violente aux mains des passeurs ou des milices. Il n’y est pas question de s’y construire un avenir, par l’éducation, l’emploi, un nouveau foyer à soi pour remplacer celui irrémédiablement perdu. Ai Weiwei n’a aucun scrupule à exposer crûment, par le montage, comment les efforts de ceux qui tentent d’aider – y compris quand ils l’ont aidé lui aussi (la ville de Berlin) où lui ont ouvert leurs portes pour une interview (les services de l’ONU) ; son allégeance va aux seules victimes de l’exil – sont aujourd’hui annexés et digérés par le système globalisé qui assigne un rapport coût-bénéfice à chaque vie. Les camps sont un élément de gestion des flux collatéraux des guerres menées pour les ressources ou les idéologies, en maintenant ces êtres déclarés indésirables hors de nos frontières par les murs dressés sur elles. Ils passent leur existence entière, rendue vide de sens sur plusieurs générations, dans ces camps à l’écart du monde riche, confortable, et qui progresse – au moins matériellement. Éthiquement, c’est une autre affaire, à voir Human flow nous montrer que les efforts nécessaires à sauver une vie ne nécessitent qu’une poignée de jours (pour un tigre exfiltré d’un zoo palestinien vers l’Afrique du Sud) ; ou qu’une frontière est un concept flirtant avec l’absurde et l’abstrait, étant parfois simplement formalisé par un piquet en bois.

HUMAN FLOW (Italie-USA), un film de Ai Weiwei. Durée : 140 minutes. Sortie en France le 7 février 2018.