Face à la mer à Lampedusa, exercer notre « œil paresseux » avec FUOCOAMMARE

L’île de Lampedusa est plus proche des côtes africaines que de l’Italie, à laquelle elle est rattachée. Cette réalité géographique trouve aujourd’hui un écho humain avec la crise des réfugiés, qui fait fuir des dizaines de milliers de personnes désespérées en direction des côtes de l’île, bouleversant l’existence immuable depuis des générations des habitants de cette dernière. Le documentaire Fuocoammare trouve la bonne distance pour filmer la collision de ces deux réalités, et une belle idée de cinéma pour interroger notre place face à de telles circonstances.

Alors que l’on avait taillé en pièces dans nos pages le précédent film de Gianfranco Rosi, Sacro GRA (lauréat du Lion d’or de Venise en 2013), il faut croire que le fait de s’attaquer à un sujet n’ayant plus rien d’anodin – comme l’était l’idée d’un tour du périphérique de Rome dans Sacro GRA – mais d’une extrême gravité a poussé le réalisateur à se montrer à la hauteur de la tâche. À Lampedusa, pour Fuocoammare, Rosi a remisé au placard l’essentiel des facilités et frasques dont sa mise en scène pouvait faire étalage. Pas toutes, certes : il ne résiste pas toujours à l’attrait de la belle image gratuite (par exemple un plan esthétisant de lever du soleil sur le pont d’un navire de la marine italienne, où une porte s’ouvre lentement pour faire apparaître un hélicoptère), et sur le fond il communique avec le public par le biais de l’émotion plutôt qu’en expliquant la tragédie humanitaire qui touche l’Europe toute entière, à partir de ses frontières méridionales.

Exilés et lampedusiens sont traités en égaux par le montage ; et la distance idéale que Rosi trouve – ni trop loin, dans l’indifférence, ni trop près, dans le voyeurisme – nous place sur le même plan que tous ces individus frappés de plein fouet par cette crise

Les circonstances et enjeux globaux, d’ordre politique de ce drame ne rentrent en effet pas dans le cadre de Fuocoammare. Rosi focalise son attention sur l’humain, et il le fait avec justesse. Son film alterne les scènes aux côtés des natifs de l’île et les opérations de sauvetage en mer des réfugiés massés sur des rafiots indignes, sans jamais faire sentir une prépondérance des uns, des autres, ou de la troisième partie en présence – nous, devant l’écran. Le principe fondamental de Fuocoammare est l’égalité entre les êtres dans leurs différences. Les réfugiés dans leur périple mortel vers l’espoir d’une existence meilleure, les habitants de Lampedusa dans leur quotidien transmis de génération en génération, les spectateurs découvrant par l’entremise du cinéma ces événements se déroulant à des milliers de kilomètres de là où ils vivent, ont tous des vies disparates dont aucune n’a plus ou moins de valeur qu’une autre. Exilés et lampedusiens sont de fait traités en égaux par le montage ; et la distance idéale que Rosi trouve pour témoigner de ce qui se passe sur l’île – ni trop loin, dans l’indifférence, ni trop près, dans le voyeurisme – nous place sur le même plan que tous ces individus frappés de plein fouet par cette crise.

Rosi fait preuve de pudeur vis-à-vis de ses personnages, et d’engagement à leurs côtés, même si on peut trouver qu’il se laisse aller à un léger racolage avec le choix du jeune Samuele comme figure centrale du récit côté italien – mélange d’Antoine Doinel et d’archétypes de son pays, Samuele est incontestablement un « bon client ». Mais derrière cette facilité de façade, Samuele est aussi celui qui introduit l’idée de cinéma venant accroître la valeur de Fuocoammare. Lorsqu’on le rencontre, Samuele s’adonne à un jeu de garçon irréfléchi : il mime des tirs de fusil vers le ciel et la mer. Puis, au cours du film il va se voir dans l’obligation de porter un bandeau masquant son bon œil, afin de ne regarder le monde qu’avec son « œil paresseux », qui fonctionne très bien mais n’envoie aucune information au cerveau, laissant l’autre se charger de tout le travail. Nullement soulignée pesamment par le dialogue, simplement portée par l’image, l’allégorie qui perce alors est belle et forte. Elle nous incite à recourir nous aussi à notre œil paresseux, afin que s’imprime dans notre esprit un regard plus accueillant, plus humain sur cette horreur qui a lieu à nos portes – au lieu de lui opposer pour seule réaction la posture de rejet consistant à braquer des fusils (réels ou symboliques) en direction de la mer d’où viennent ceux qui voudraient soi-disant « envahir » notre espace.

FUOCOAMMARE (Italie, 2016), un film de Gianfranco Rosi. Durée : 108 minutes. Sortie en France le 28 septembre 2016.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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