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Etats-Unis, début des années 1960. Femme de ménage dans un centre de recherches, Eliza y tombe amoureuse d’un humanoïde amphibie, capturé pour servir de cobaye : La Forme de l’eau est le E.T. de Guillermo del Toro, avec des adultes et des flingues plutôt que des talkie-walkies ; la célébration d’une couleur malade davantage que d’une créature monstrueuse.
Guillermo del Toro est un gentil garçon. En préambule de ses films, il prend toujours soin de signaler que dans l’histoire qui va nous être racontée, les créatures effrayantes ne seront pas les véritables méchants, bien au contraire. Il ne tient visiblement pas compte du fait que son monde est déjà balisé, et traite chaque nouveau long-métrage comme si c’était le premier Del Toro pour ses spectateurs. Ignore-t-il que, venant de lui, la surprise serait que l’Ennemi soit la créature repoussante, plutôt qu’un homme (directeur, militaire, policier) comme c’est toujours le cas ?
L’œuvre de Guillermo del Toro existe au final, cohérente, mais chacun des films la constitue à son corps défendant, avec une naïveté qui les préserve tous d’une fossilisation prématurée.
Sur les réseaux, le cinéaste a bien pris soin de signaler que la créature du lagon noir de The Shape of Water n’avait aucun lien de parenté avec Abe, l’homme-poisson de Hellboy, hypothèse échafaudée par les fans une fois les premières images disponibles. Del Toro tourne des films, l’un après l’autre, sans se soucier de construire une œuvre, de faire en sorte que le bout-à-bout de ses créations en forme une dernière, ultime, dépassant en intérêt la somme des ses parties. L’œuvre en question existe au final, cohérente, mais chacun des films la constitue à son corps défendant, avec une naïveté qui les préserve tous d’une fossilisation prématurée.
Avec ses reflets de cuivre oxydé et sa palette de vert-de-gris, The Shape of Water brille comme la cité engloutie du jeu Bioshock (le générique où la caméra sous-marine explore l’appartement innondé de l’héroïne, jusqu’à finir sur celle-ci, endormie, flottant entre deux eaux) ou un pot de chloroforme sur l’étagère d’un muséum d’histoire naturelle. A peine né, le film pourrait paraître vieux et rouillé. Erreur : c’est un Benjamin Button en puissance, un marmot aux airs de papy, en fait tourné vers l’avenir. Del Toro n’est pas en état de « Jean-Pierre-Jeunetisation » avancée. Son vert, comme l’assureront notamment un vendeur de tartes, le directeur d’une agence de pub et un concessionnaire Cadillac, est la couleur du futur. Du futur, aux yeux des Américains du début des années 1960, certes, mais du futur tout de même. Et Del Toro les prend aux mots, ces types pourtant antipathiques.
The Shape of Water respire par le vert, couleur mal aimée et malade du cinéma. Là se trouve peut-être le sens profond de l’avertissement en préambule : celui-ci ne concerne pas les personnages mais la direction artistique. Cette teinte supposément à proscrire d’un film sain, elle n’a en fait rien d’horrible, elle a sa beauté et sa vitalité. C’est le blanc, l’ennemi. Celui d’une baignoire que l’on a vite fait de remplir d’une eau épaisse pour s’y faire jouir en quelques minutes, celui d’un lavabo en émail maculé de sang, d’un bandage qui peine à compresser une plaie, etc. Le plaidoyer de Del Toro n’est pas narratif mais esthétique. Il revendique l’union de la carpe et du lapin, une beauté monstrueuse, impure selon les canons d’aujourd’hui, l’équivalent colorimétrique de celle des productions Universal des années 1930. A ce titre, il est regrettable que son audacieuse séquence de comédie musicale, où la créature danse en couple à la façon d’un Fred Astaire amphibie, soit en noir et blanc, pour coller à l’esthétique de l’âge d’or hollywoodien, plutôt qu’en couleurs, avec un beau partenaire poisseux et bien vert ; la séquence venue d’un film pas encore tourné plutôt qu’un pastiche d’une œuvre du passé.
C’est ce qui destine le film a un public d’adultes plutôt que d’enfants : cette conscience de l’actualité couplée à une maturité assumée.
Parce que The Shape of Water est bien un film d’aujourd’hui, et pas uniquement d’hier. Il y a du racisme de classe, de couleurs, une lutte d’intérêts entre Russes et Américains, la difficulté pour un homosexuel plus tout jeune à s’épanouir, une femme célibataire et prolétaire qui n’a pas droit à la parole : le décorum des années 1960 est une façade bien construite mais derrière, l’Amérique de maintenant est en coulisses. C’est ce qui destine le film a un public d’adultes plutôt que d’enfants : cette conscience de l’actualité couplée à une maturité assumée. Ici, il y a une baise, des mutilations sanglantes, et les flingues ne sont pas remplacés par des talkie-walkies. L’allusif n’est pas oublié, il a ses beautés, graphiques évidemment : un cut bien placé qui déplace le désir d’un homme sur une autre femme que la sienne ; deux gouttes glissant sur la vitre d’un autobus pour fusionner telles des gamètes et former l’équivalent d’un ovule fécondé (l’œuf, de poule, étant dès les premières minutes associés à la sexualité de l’héroïne, il est savoureux de voir cette dernière s’en servir pour appâter son amant marin, comme si elle lui jetait du Viagra), etc. L’explicite aussi a ses beautés.
The Shape of Water fait penser à un E.T. avec des adultes, donc des préoccupations de grandes personnes, qui ont depuis longtemps dépassé le stade anal des productions Spielbergiennes comme E.T. donc, ou Jurassic Park. Il y a un être exceptionnel à préserver des autorités, mais ses sauveurs sont une femme de ménage noire (Octavia Spencer, moins qu’une femme de l’ombre, une femme ignorée, par sa hiérarchie autant que par son mari), un illustrateur homosexuel au chômage (Richard Jenkins), un étranger (Michael Stuhlbarg) et une muette (Sally Hawkins), dont le passé rappelle celui de la Chihiro de Miyazaki. La force du traitement que leur réserve Del Toro tient à l’attention égale qu’il accorde à chacun, jamais moins important que l’homme amphibie focalisant notre attention (ne serait-ce que par son incroyable plastique obtenue grâce à la pantomime de Doug Jones et au maquillage). On peut aller voir The Shape of Water parce qu’on sait apprécier le jeu des comédiens (même Michael Shannon retrouve de son intensité malgré un rôle prévisible, taillé sur mesure) et pas seulement pour sa féérie. On peut trouver frustrant de voir un être aussi extraordinaire que la bête aquatique faire jeu égal avec des humains aussi communs, mais si les véritables monstres ne sont pas les créatures les plus repoussantes, les figures qui méritent le plus notre attention ne sont pas forcément les plus extravagantes.
LA FORME DE L’EAU (The Shape of Water, Etats-Unis, 2017), un film de Guillermo del Toro, avec Sally Hawkins, Richard Jenkins, Michael Shannon, Octavia Spencer, Doug Jones, Michael Stuhlbarg. Durée : 119 minutes. Sortie en France le 21 février 2018.