LAST MEN IN ALEPPO, MACHINES : voyage dans le cinéma du bout de l’enfer

À notre époque où les films voyagent plus facilement que les hommes, deux documentaires dévoilés (et primés) à Sundance atteignent l’Europe via Copenhague, et son festival de documentaires CPH:DOX : le syrien Last men in Aleppo et l’indien Machines. Ils apportent deux visions tétanisantes de comment le monde peut devenir l’enfer, et de comment le cinéma porte la charge de le documenter.

Le cinéma du 20ème siècle a dû trouver les réponses à apporter pour composer avec les horreurs de la Shoah, et les questions de représentation qui lui étaient associées – l’angle mort (l’absence d’images) et l’ellipse (la révélation différée de ce qui avait eu lieu). Avec la guerre civile en Syrie, le cinéma du début du 21ème siècle doit faire face à son propre problème fondamental de représentation, presque l’inverse du précédent puisque la miniaturisation des moyens d’enregistrement et la facilité à diffuser partout dans le monde ont créé un flux continu d’images, qu’il s’agit de trier, d’ordonner, de distinguer entre ce qui est valable ou non, insoutenable ou non. Dans les cinq premières minutes de Last men in Aleppo on a ainsi déjà vu Khaled, l’un des héros contraints du film (il appartient aux « casques blancs », ces civils syriens devenus secouristes), sortir des décombres d’immeubles détruits par des bombardements russes des corps d’enfants et de bébés, certains vivants, d’autres morts.

Les salauds dorment en paix, de Damas à Moscou et ailleurs ; dans les ruines d’Alep les héros meurent en souffrant

Ce qui nous est montré est d’une horreur inqualifiable. Cela devait-il nous être montré ? Malheureusement oui, certainement, car il ne s’agit pas d’un événement aberrant, isolé mais du quotidien de ces personnes piégées à Alep et ailleurs en Syrie depuis des mois, des années. Autant mettre les choses au clair d’entrée de film, surtout que le tournage de Last men in Aleppo a démarré à peu près au même moment que celui choisi par la Russie pour déclencher ses opérations aériennes visant à aider le régime à reprendre la ville d’Alep aux insurgés. Sans répit les bombes, missiles, barils de dynamite tombent depuis sur les civils. Dont certains, comme Khaled et ses compères des Casques blancs, deviennent des héros sans formation, sans revendication, et sans récompense. Les salauds dorment en paix, de Damas à Moscou et ailleurs ; dans les ruines d’Alep les héros meurent en souffrant, et en se sachant engendrés par une malédiction. Car personne n’a besoin de héros tant que votre vie n’est pas devenue un cauchemar, un univers alternatif où un geste tel que donner le dernier coup de pied qui fait tomber de plusieurs étages de haut la barrière en pierre d’un balcon d’immeuble ne fait plus réagir personne. Dans un monde normal on a besoin de gens aux métiers banals, ceux qu’occupaient Khaled et les autres avant la guerre. On a besoin de héros quand l’événement qui peut être qualifié d’extraordinaire au cours de votre journée est d’avoir emmené les enfants du quartier aux jeux du square.

« Tu vas quitter Alep ? » « Oui. » « Ah, et pour aller où ? » « Au cimetière. » La boutade désespérée raccorde Last men in Aleppo à Machines, qui nous montre un autre enfer sur Terre, le revers du précédent – dans un pays en paix, où se développe un enfer méthodiquement structuré et non plus né du chaos. Dans les deux films, du cimetière vient la seule lueur d’espoir. Un des ouvriers de l’usine textile où le réalisateur de Machines vient filmer confie à ce dernier que la seule chose qui le fait tenir, c’est de se rappeler que lorsque vient la mort riches et pauvres sont enfin égaux, les premiers ne pouvant emporter avec eux rien de ce qu’ils ont pu amasser sur le dos des seconds. Ce qu’il introduit dès son titre, Machines le développe tout au long de son métrage par sa mise en scène précise, incisive : le travail que l’on fait faire aux ouvriers est montré comme les abaissant au même état que les machines qu’ils ont à contrôler ou actionner.

Les images qui se succèdent devant nos yeux font de Machines une sordide machine à voyager dans le temps, qui nous ramène à l’Europe du 19ème siècle où la révolution industrielle faisait pareillement naître une classe ouvrière pour immédiatement l’éreinter

Des mouvements répétitifs et abrutissants, exécutés dans des conditions d’insécurité et d’empoisonnement extrêmes, sur des périodes de douze heures (en en enchaînant parfois deux de suite) – cela n’a plus rien d’humain, et pourtant les employés sont encore trop humains au goût de leur chef, qui trouve qu’ils sont devenus moins efficaces, plus fainéants depuis que leurs salaires leur permettent d’acheter de quoi manger. Face à cette proclamation édifiante, on comprend pour quelle raison Machines a pu se tourner sans mal, avec des interviews à visage découvert et des plans-séquences élaborés plutôt que des caméras cachées ; les propriétaires de telles usines sont persuadés d’être dans leur bon droit, voire même d’être généreux. De leur point de vue ils n’ont donc rien à soustraire aux regards extérieurs. Prendre conscience de cela donne le vertige, car les images qui se succèdent devant nos yeux font de Machines une sordide machine à voyager dans le temps, qui nous ramène à l’Europe du 19ème siècle où la révolution industrielle faisait pareillement naître une classe ouvrière pour immédiatement l’éreinter. Cet enfer a simplement été transféré dans d’autres pays, où il se porte bien, merci pour lui : à la fin du film, un plan aérien réalisé au moyen d’un drone révèle que l’usine que nous avons pénétrée est une au milieu de dizaines, disposées les unes à côté des autres avec une netteté inversement proportionnelle à la contamination qui ronge ceux qui s’activent dans leurs entrailles.

LAST MEN IN ALEPPO (Syrie – Danemark, 2017), un film de Feras Fayyad & Steen Johannessen. Durée : 105 minutes. Diffusion à venir sur Arte.

MACHINES (Inde – Allemagne, 2017), un film de Rahul Jain. Durée : 71 minutes. Sortie en France indéterminée.