Avec TA’ANG, Wang Bing porte un autre regard sur les réfugiés

Face à la crise dite «des migrants», Wang Bing dirige notre regard occidental plus à l’est qu’à l’accoutumé : il a filmé pendant des mois le peuple Ta’ang du Myanmar, contraint de s’exiler en Chine pour sa survie.

 

Dès 2001, Kiyoshi Kurosawa préfigurait dans Kaïro les affres de l’incommunicabilité pour le nouveau siècle. En marge de sa vision glaçante d’internautes assimilés à des fantômes, une scène anodine en disait aussi long : à la terrasse d’un café, une jeune fille reçoit un appel, elle quitte alors subitement son groupe d’amis et s’isole pour répondre au coup de téléphone. Cette hiérarchie arbitraire des communications, cette violence quotidienne de séparation, on s’y est largement habitué.
A tel point que, quinze ans plus tard, Wang Bing peut même valoriser ce geste. Dans un tout autre contexte.

 

KAÏRO (à gauche) et TA'ANG (à droite)

 

Avec Ta’ang, le cinéaste chinois s’intéresse au peuple du même nom, contraint de se déplacer du Myanmar vers la Chine, fuyant des conflits armés. Des dizaines de milliers de réfugiés, des conditions d’hébergement précaires, une indécision grandissante, Wang Bing en fait état en s’intéressant à quelques groupes de personnes, rencontrés dans une poignée de campements. Et fréquemment, une même scène se répète : un personnage quitte le groupe avec lequel il discutait pour répondre à un appel, ou avoir la chance de téléphoner quand un appareil se libère. Dans ces conditions singulières, douloureuses, le lien défait avec les compagnons d’infortune et l’isolement soudain s’apparentent cette fois à des bienfaits. Quant il capte ce type de séparation, Wang Bing ne reste jamais avec le groupe, il suit celui qui s’en éloigne pour téléphoner avec plus d’intimité. Le déplacement de quelques mètres à peine engendre un nouvel espace. Là, une femme se tient à l’écart, en communication avec ses proches qui n’ont pu l’accompagner, et derrière elle se distingue maintenant une route à flanc de montagne. Son esprit semble l’emprunter à vive allure tant elle paraît déjà loin. Dans Ta’ang, les échanges téléphoniques sont les seuls à être empreints d’un ton solennel, coupant net la simplicité des discussions en groupe, moments de détente précieux. A chaque fois, l’appel est perçu comme un lien brisé avec les nouveaux proches, mais aussi renoué avec l’autre famille.

 

ne plus avoir à fuir / ne pas craindre de rester

 

Dans chaque zone filmée par Wang Bing, il y aura une séquence de séparation plus frappante encore pour témoigner de ce paradoxe : un groupe se désolidarise, quelques-uns continuent la route, souvent à l’aveugle, et les autres restent sur place. La migration ne se résume pas à une terre quittée en quête d’une autre, nous dit Wang Bing, c’est une succession d’abandons. Quand un groupe monte dans un camion au Myanmar pour se rendre à Nansan, en Chine, le cinéaste se dédouble : il filme à la fois le départ et l’embarcation, le lien brisé et le renoué. La caméra observe le camion s’évanouir au fond du cadre, puis elle se retrouve à l’intérieur, au détour d’un cut. Ce qui pourrait passer pour un mensonge au sein du défilement cinématographique documentaire devra ici être interprété comme la compensation du désir incontenté de celui qui n’a plus de chez-soi : ne plus avoir à fuir / ne pas craindre de rester.


TA'ANG de Wang Bing

Un sentiment contradictoire que Wang Bing rappelle quand il choisit d’achever, ou presque, son film par la vision d’un groupe pris de tétanie dans les montagnes du Yunnan. Peur d’avancer et peur de reculer, les sentiments sont irrépressibles alors que tonnent tout autour des explosions d’origine incertaine mais assurément angoissantes. C’est durant cette longue séquence que le propos du film se précise. Après une première moitié du récit durant laquelle auront été décrites les conditions de vie durant la migration, après le second pan à Nansan où sont abordées lors d’une veillée au coin du feu les raisons qui les ont poussé à partir, mais seulement pour en évoquer l’inanité et les contradictions, Wang Bing prouve ensuite qu’il n’a que faire d’expliciter l’origine d’un conflit qui a poussé le peuple ta’ang à quitter leurs maisons, car seules comptent ses conséquences. C’est pourquoi, au matin, dans les hauteurs du Yunnan, il filme les marcheurs épuisés, hésitant autant à avancer qu’à reculer. Et c’est pourquoi il capte la futilité des actions des enfants, alors que des bruits sourds et terrifiants résonnent mais ne sauraient perturber leurs jeux. Si Wang Bing alterne cette vision d’innocence et l’inertie qui frappe les ainés, cela n’a rien de cruel. Car sans doute n’est-elle que passagère ; les rires, l’entraide, le courage l’emportent. La marche reprend.


TA’ANG (Chine, Hong-Kong, France, 2016), un film de Wang Bing. Durée : 148 minutes. Sortie en France indéterminée.