ARGENT AMER : Wang Bing, cousu main

A l’ouest de Shanghai, la ville-atelier de Huzhou attire les Chinois les plus pauvres, des travailleurs là pour se faire enfin de l’argent, au prix de journées de labeur sans fin passées sur les machines à coudre : fidèle à ses préceptes, Wang Bing témoigne de l’état de son pays avec la discrétion et la beauté formelle qu’on lui connaît, transformant encore une fois la matière documentaire en un réservoir dramatique dans lequel pourraient puiser plusieurs saisons d’une série.

 

Toute vie ne vaut pas la peine d’être racontée au cinéma, mais toute vie, aussi modeste et pénible soit-elle, vaut la peine qu’on s’y intéresse quand elle est racontée par Wang Bing. Le cinéaste sait transformer les personnes en personnages de cinéma, sans les brusquer ni même les guider, puisque tout se fait au montage et sur la durée. Cette transformation a en effet besoin de beaucoup de temps pour s’opérer aux yeux des spectateurs, pour que nous puissions identifier progressivement des figures, des comportements, des habitudes, des interactions ; tout ce qui permet de caractériser les personnages. Dans Argent Amer (Bitter Money), il y a le gars blessé à une main qui engueule sa femme, le type bourré dont on se demande quand il va enfin lâcher sa paire de ciseaux trop pointus, le petit patron pingre qui négocie le prix de la robe qu’il vend à l’employée qui l’a cousue, etc. Des deux adolescentes du début, celles dont on suit le périple jusqu’ici en bus puis en train, la trace est perdue, diluée dans la ville et les visages. On a l’impression de « binge watcher » la première saison d’une série, épisode pilote compris, comme si tout cela avait été passé au compresseur (pas étonnant que le film ait reçu le Prix du Scénario à Orizzonti, lors de la Mostra 2016). C’est trop ? Non, c’est le contraire : pas assez. Bitter Money fait à peine plus de 2h30. Pour n’importe quel réalisateur, on parlerait de long-métrage, mais pas pour Wang Bing, habitué à dépasser les 3h30, très largement parfois. Ces 150 minutes s’avèrent bâtardes. Il faut du temps pour prendre ses marques dans les ateliers de confection, tellement que lorsque le film se termine, on se surprend à penser qu’il est trop tôt, que la longue mise en place du décor, des travailleurs et des pratiques méritait bien une petite heure de plus à passer avec des anonymes devenus entretemps des connaissances.

Il y a toujours une certaine beauté dans l’enfer, même dans cet enfer pour jeunes travailleurs, cette nuit rendue éternelle par le calfeutrage des fenêtres et l’invariable éclairage au néon

Bitter Money se présente apparemment comme le premier volet d’un projet plus ample d’enregistrement des classes laborieuses chinoises, toujours en prenant le Yunnan pour point de départ. Son producteur, Vincent Wang, raconte que Wang Bing a d’ailleurs eu la curiosité d’investir la ville-atelier de Huzhou, à 200 km de Shanghai, pendant le tournage des Trois sœurs du Yunnan, quand il voyait des jeunes aux cheveux bariolés et aux belles voitures revenir dans leur famille comme on rentre d’Amérique. Alors il est allé voir le prix à payer pour exhiber ces signes extérieurs de richesse. Ses sept opérateurs et lui ont investi Huzhou pendant 2 ans, accumulé 3 000 heures de rushes, examiné chaque soir les séquences enregistrées pour écrire le film en même temps qu’ils le tournaient, afin de savoir quelle personne il fallait continuer à suivre, quelle autre avait été découverte, qui pouvait-on laisser sortir de l’histoire. Ca fait du monde, encore plus quand on regarde tous les téléphones mobiles branchées dans les chambres-dortoirs aménagées dans les ateliers (six jours et demi de travail par semaine, de 7h à minuit) et qu’on imagine la toile, le réseau immense de personnes qui rayonne d’un endroit aussi exiguë.

BITTER MONEY de Wang BingUn vertige imaginaire accentuée par un autre, bien concret, quand la caméra prend l’air (et quand la caméra prend l’air chez Wang Bing, c’est toujours une sorte d’épiphanie, digne d’une sortie de la caverne platonicienne même si, au contraire de cette allégorie, elle ne rend pas caduque ce que nous voyons à l’intérieur) et qu’un plan d’ensemble profite enfin du format large pour montrer l’enfilade sans fin d’ateliers, identiques à celui dont nous sortons, briller dans la nuit. Il y a toujours une certaine beauté dans l’enfer, même dans cet enfer pour jeunes travailleurs, cette nuit rendue éternelle par le calfeutrage des fenêtres et l’invariable éclairage au néon (il y a toujours quelqu’un qui dort, quelque part, et on se demande si la réalité n’est pas le cauchemar de ce dormeur). Elle est terrible, parce que contrairement à l’asile de A la folie, ce n’est pas une prison subie mais choisie, que l’on peut quitter ou dont on est chassé sans ménagement faute de rendement suffisant. On se dit alors que s’il est préférable pour nos héros d’être ici plutôt qu’ailleurs, c’est que l’ailleurs doit être sacrément désespérant.

 

BITTER MONEY (Ku Quian, France, Hong-Kong, 2016), un film de Wang Bing. Durée : 156 minutes. Sortie en France le 22 novembre 2017.