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Les mille et une nuits de Miguel Gomes durent à elles seules plus longtemps que les trois premiers longs-métrages du cinéaste portugais. Il faut dire que celui-ci en a en réalité signé trois nouveaux d’un seul coup, trois volumes d’histoires du Portugal d’aujourd’hui racontées par la voix de la mythique Schéhérazade. Le projet était fou, le film l’est encore plus et c’est heureux.
Le prologue du premier volume des Mille et une nuits, L’inquiet (suivent Le désolé et L’enchanté), met en scène Gomes lui-même, pris de panique à l’idée de ne pas être à la hauteur de la tâche qu’il s’est assignée – tenir un journal de la crise économique et sociale qui broie son pays. Pour sortir de cette impasse, le cinéaste fait quelque chose qui lui ressemble tout à fait : il se lance dans une version encore plus compliquée et bizarre de la même proposition. Enterré jusqu’au cou dans le sable, menacé par son équipe, il nous raconte comment Shéhérazade, en son palais du royaume de Bagdad dans l’antiquité du temps, raconte à son roi des histoires inspirées de faits réels du Portugal contemporain, « pays qui a été victime d’un programme d’austérité imposé par un gouvernement dépourvu de tout sens de justice sociale » comme nous le rappelle un carton acerbe au début de chacun des trois volets. Tant qu’à briser le monopole d’Hollywood sur les épopées au long cours en trois films, Gomes chaparde également leur manière de les mener. Son épisode 2, Le désolé, reprend le même schéma que le premier (succession d’un conte, d’un procès et d’un documentaire à tiroirs) tout en rendant la tonalité de chaque récit plus sombre, à mesure que l’éventualité de perdre face au mal devient plus pressante. Pour renverser la dynamique en faveur de son camp, il sera dès lors nécessaire dans l’épisode 3 (L’enchanté) de changer cette fois les règles – à nouveau comme dans une trilogie épique.
L’expression la plus directe du combat contre l’austérité et ses administrateurs est soldée dès le premier segment, Les hommes qui bandent. C’est très bien ainsi, parce qu’il s’agissait d’un passage obligé, et car l’assaut mené de front contre la Troïka et les gouvernements qui se soumettent à elle est loin d’être le plus efficace. L’insolence paillarde et espiègle démontrée envers les puissants de ce monde fait assurément plaisir, mais le cinéma de Gomes s’épanouit autrement mieux lorsqu’il n’a pas d’ennemi à combattre. Car qui dit ennemi dit stratégie, dit programme, or Gomes a besoin de liberté et d’espace, d’insouciance et d’improvisation. Toutes les histoires à venir démontreront que c’est à ces conditions que son mélange de naturalisme et de fantastique, de tons grave et gracieux, punk et paisible, s’exprime pleinement. L’art du réalisateur est intrinsèquement l’antithèse de la Troïka. Il n’a donc nul besoin de la faire exister à l’écran pour s’opposer à elle. L’utilisation faite des procès dans Les mille et une nuits est représentative de cela. Gomes n’y joue pas au procureur cherchant des coupables à condamner, il s’installe dans la position du juge qui aspire à faire apparaître la vérité objective des faits, afin d’en tirer des leçons pouvant permettre d’améliorer la société. C’est particulièrement le cas dans le second, où Gomes déroule la pelote d’une société portugaise à bout, rongée de l’intérieur à force de subir le contrecoup de l’austérité, où les liens entre les gens ne sont plus que négatifs.
Le principe fondamental qui sous-tend ce procès, de même que les autres récits de Shéhérazade dans le film, est le suivant : chaque histoire individuelle est une porte d’entrée sur dix, cent, mille autres histoires. Que cette réalité mène à l’existence d’une solidarité naturelle entre les êtres humains est une évidence pour Gomes ; et que cette évidence n’en soit pas une pour tout le monde l’indigne et le révolte. Son film est donc exigeant, mais de l’exigence la plus saine qui soit : que l’on en ait quelque chose à foutre de nos semblables, en tant que personnes, au-delà de leur rapport coûts-rentabilité. Cette conviction que la valeur réelle de l’humain n’est pas quantifiable a pour étape suivante la place prépondérante donnée aux animaux, de nouveau dans l’intégralité des segments. Ceux-ci deviennent une adaptation des Fables de La Fontaine, tout aussi officieuse mais peut-être plus nette que pour les Mille et une nuits. Un coq prend possession de la voix-off d’une histoire, un chien devient le centre de gravité d’une autre, et dans ce qui constitue le point d’orgue du triptyque, des pinsons et leurs chants deviennent la force essentielle qui porte le film, et la société, vers une révolution douce mais décidée, reprenant le flambeau de celle des Oeillets. À l’insurrection contre un système mauvais, Gomes préfère la description d’une alternative bienveillante et juste.
À propos d’adaptation, une autre phrase placée en exergue de chaque volume (« Ce film n’est pas une adaptation des Mille et une nuits, même s’il s’inspire de sa structure ») fait écho au célèbre « Ceci n’est pas une pipe » de Magritte. Ceci n’est pas qu’une œillade gratuite, le principe surréaliste de la libre association d’idées étant un élément majeur du travail créatif de Gomes, qui trouve dans Les mille et une nuits son application la plus opulente et ensorcelante à ce jour. Ainsi (permettez-nous de lever le voile sur les richesses de quelques minutes de film, parmi ses 380) lorsque le film s’engage dans l’histoire de Shéhérazade elle-même, le royaume de Bagdad prend vie sur la côte méditerranéenne… française, d’aujourd’hui, où un avion de réclame de plage sert à convoquer des réunions familiales qui se déroulent dans une grande roue de fête foraine. En bas de celle-ci attendent Miguel Gomes, devenu serviteur de la reine, et la chanson psychédélique Calling occupants of interplanetary craft, qui reviendra en accompagnement de l’échappée finale du troisième volet. Lequel, entre cet hymne utopiste lumineux et les mélodies des pinsons, porte si bien son nom d’Enchanté qu’il en devient enchanteur.
LES MILLE ET UNE NUITS (As mil e uma noites, Portugal, 2015), un film de Miguel Gomes, avec Crista Alfaiate, Americo Silva, Carloto Cotta, Elvis Barrientos, Chico Chapas, Luiza Cruz. Durée : 125+132+126 minutes. Sortie en France du Volume 1 (L’inquiet) le 24 juin 2015, du Volume 2 (Le désolé) le 29 juillet 2015, du Volume 3 (L’enchanté) le 26 août 2015.