Si Viggo Mortensen parle français, quelle langue parle Tahar Rahim ?
L’un est américain, né à New York d’un père danois. L’autre est français, né à Belfort de parents algériens. Lire leurs filmographies équivaut à feuilleter un atlas de géographie. Sous la direction d’un brésilien, d’un français, d’un argentin, d’un chinois, d’un espagnol ou d’un iranien, Viggo Mortensen et Tahar Rahim ont été – au choix – américains, arabes, danois, français, espagnols, aux États-Unis, en Patagonie, en France, etc. Merveille de calendrier : leurs nouveaux films respectifs ont été présentés côte à côte à Venise et sortent le même jour en France, avec Tahar Rahim en arménien globe-trotter (The Cut de Fatih Akin) et Viggo Mortensen en français d’Algérie (Loin des hommes de David Oelhoffen). Et tous deux démontrent que « citoyen du monde » n’est pas un bon choix de carrière pour un acteur.
Nul doute que l’événement de la 71ème Mostra de Venise restera la venue de Viggo Mortensen sans rien pour rappeler qu’il supporte corps et âme l’équipe de foot argentine de San Lorenzo. A l’époque de A Dangerous Method, il était venu sur le Lido avec une peluche de la mascotte de son équipe, et pour Jauja, à Cannes dernièrement, il était monté sur scène avec une banderole (« nous voulons la coupe ») tellement peu opportune, que Thierry Frémaux, sélectionneur en chef, avait dû l’encourager à la montrer au public – histoire de ne pas rester comme un idiot avec son objet replié dans le dos – la gêne ayant soudain envahi Viggo. Il faut dire qu’au même moment, les autres stars montaient les marches avec des cartons marqués « Bring Back Our Girls », pour une cause autrement plus grave. L’initiative de l’acteur pouvait donc apparaître comme une moquerie de mauvais aloi.
La ferveur insensée de Mortensen pour un petit club argentin est devenue plus agaçante que cocasse à force de donner l’impression que l’homme veut être plus royaliste que le roi, plus aficionado que les plus aficionados. Comme si Mortensen voulait être un autre, au quotidien, et qu’il passait son temps à le clamer haut et fort pour le faire croire aux autres. Il vaut mieux qu’il fasse ça en dehors des films que dans ses films, plutôt que le contraire – ça fait de lui un meilleur acteur – mais il y a quelque chose de suspect finalement. Comme s’il n’était pas plus sincère en dehors des plateaux que dessus, comme si ce personnage de supporter argentin qu’il s’était forgé n’était qu’une passade, aussi intense qu’éphémère, lui permettant de satisfaire son goût pour les changements de nationalités, en attendant qu’il s’entiche prochainement d’un club roumain ou ougandais. Ça pose problème, parce qu’Argentin, Roumain ou Ougandais, on ne l’est pas par choix, on l’est de naissance. Ce n’est pas un jeu comme ça peut l’être au cinéma. Mortensen semble l’avoir oublié. Peut-être croit-il être de partout et avec tous, « citoyen du monde ». Dans Loin des hommes, le voilà donc en instituteur français né en Algérie, enseignant à des élèves exclusivement maghrébins (certains voisins malveillants lui font remarquer) où placer sur une carte la Garonne ou la Loire.
South Park avait imaginé « Fightin’ Around the World » avec Russell Crowe, une real TV où l’acteur prenait un bateau pour se battre aux quatre coins du monde. C’est « Playin’ Around the World » avec Viggo Mortensen qu’il faut maintenant inventer, avec Viggo Mortensen parcourant le globe pour jouer tout ce qu’il y a de plus improbable.
Un américain qui parle français, avec un accent – bien moins prononcé que celui de Madds Mikkelsen dans Michael Kohlhass, mais décelable sans mal par une oreille francophone – et dont le personnage n’est en plus tout à fait français, mais né de parents andalous (Viggo en profite pour placer deux trois répliques en castillan). Il faut d’ailleurs avoir une bonne dose de sérieux pour l’écouter, sans ciller, dire à un Reda Kateb (qui ne parle qu’arabe et un peu français, le nul !) dont tout le monde veut la mort (les rebelles, les militaires, les gendarmes, les frères de l’homme qu’il a assassiné – on l’a conduit à Viggo pour que Viggo l’emmène aux gendarmes, mais Viggo est au-dessus de la justice des hommes, alors…) qu’il était vu comme un français par les arabes et comme un arabe par les français. Le personnage de Mortensen n’est donc pas qu’une bonne âme prise entre les deux feux de la Guerre d’Algérie naissante, c’est aussi le porte-parole de la minorité andalouse de l’Algérie française. Plus local que le local. Et nous sommes censés croire à cela… C’est beaucoup demander.
La mondialisation des acteurs est allée de pair avec le cinéma. Si les échanges se sont raréfiés après le passage au parlant et à cause des guerres, ils explosent aujourd’hui. Marion Cotillard joue une polonaise parlant anglais pour James Gray (The Immigrant), Saïd Taghmaoui, un soldat irakien pour David O. Russell (Les rois du désert) ou Jodie Foster, une française attendant le retour de son homme du front pour Jean-Pierre Jeunet (Un long dimanche de fiançailles), mais ce n’est rien par rapport à ce que fait Viggo Mortensen dont le parti-pris semble être de ne jamais tourner deux fois dans la même langue, ni le même pays. Sauf qu’il n’est pas Andy Serkis jouant sur fond vert. Il a un corps, il a une voix, il a un accent – qu’il le veuille ou non – et une histoire, personnelle et professionnelle. A force de tout incarner, c’est tout autour de lui qui se retrouve dévalorisé.
Seule subsiste la bizarre impression de voir en lui le personnage de Robert Downey Jr. dans « Tonnerre sous les tropiques », ce comédien qui s’entête à jouer un afro-américain alors qu’il est blanc.
South Park avait imaginé « Fightin’ Around the World » avec Russell Crowe, une real TV où l’acteur prenait un bateau pour se battre aux quatre coins du monde. C’est « Playin’ Around the World » avec Viggo Mortensen qu’il faut maintenant inventer, avec Viggo Mortensen parcourant le globe pour jouer tout ce qu’il y a de plus improbable. Le défi n’est plus. Seule subsiste la bizarre impression de voir en lui le personnage de Robert Downey Jr. dans Tonnerre sous les tropiques, ce comédien qui s’entête à jouer un afro-américain alors qu’il est blanc.
Un acteur ne peut pas tout jouer, pas de la manière performative dont la conçoit Mortensen en tout cas, en apprenant au moins phonétiquement une langue, en s’imprégnant d’une culture, en s’immergeant dans ce que l’histoire d’un pays a de plus trouble. Ou alors il faut en faire moins.
A l’opposé du réalisateur de Loin des hommes, Fatih Akin a fait un choix inverse concernant Tahar Rahim, arménien persécuté par les Turcs en 1915, dans The Cut. Au bout de vingt minutes de film, il est gravement blessé à la gorge et se retrouve muet. Tant mieux. Vu que sa quête est longue (le génocide est seulement le point de départ du film, plus proche d’Empire du soleil que de La liste de Schindler), il faudrait l’entendre répéter mille fois ce qui l’amène et ce qu’il veut. Là, il la ferme. Cela a le double mérite de mettre en sourdine la dimension mélodramatique du film (des pleurs, oui, mais en silence) et celle « United Colors » de Tahar Rahim, acteur curieux de tout et audacieux, mais qui court le risque de devenir un voyagiste du cinéma qui ne vient de nulle part et n’appartient à aucune famille artistique. Il y aurait sans doute une cohérence à tirer de l’incohérence, une manière de faire œuvre en optant toujours pour l’iconoclaste et le disparate, mais le risque de se perdre est grand. Le risque de perdre les autres aussi : au lieu de se fondre dans une culture et un paysage, ce sont cette culture et ce paysage que l’on absorbe, les faisant siens. C’est ce que fait Mortensen dans Loin des hommes alors qu’il n’arpente qu’un pays, une Algérie qui, de fait, deviendrait presque américaine ou venant d’un film américain du seul fait de sa présence incongrue. C’est ce que ne fait pas Rahim dans The Cut alors qu’il en traverse bien plus, simplement parce que son mutisme remplace la morgue de l’acteur par une humilité de spectateur. « Less is more » dit-on en Amérique. Mortensen l’a oublié puisqu’il a oublié d’où il vient.
LOIN DES HOMMES (France, 2014), un film de David Oelhoffen, avec Viggo Mortensen, Reda Kateb. Durée : 110 min. Sortie en France le 14 janvier 2015.
THE CUT (Allemagne, 2014), un film de Fatih Akin, avec Tahar Rahim, Akin Gazi. Durée : 136 min. Sortie en France le 14 janvier 2015.