Envoyé spécial à… Deauville Asia 2014
Les yeux rivés à l’écran et l’accréd autour du cou, un regard unique sur un festival atypique… Adolescents dépressifs, adultes prêts à exploser, monstres conscients de l’être, jeunes gens en quête de sensualité : la sélection resserrée du 16ème festival Deauville Asia a joliment fait ressortir quelques figures-clés du cinéma asiatique. Des hommages (Hideo Nakata, Tsai Ming-Liang…) et une poignée de bijoux ont achevé de faire de cette édition un cru satisfaisant.
On connaît la chanson : Deauville Asia, c’était mieux avant. Le festival a dit adieu à la sélection Action Asia depuis quelques années déjà et ses faramineuses rétrospectives d’alors ont laissé place à des hommages plus que chétifs. Exemple cette année avec celui rendu à Hideo Nakata : projections de Chatroom et Dark Water, avant-première (certes mondiale) de Monsterz, merci Hideo et à bientôt. Idem pour Tsai Ming-Liang, plus distingué par le discours improvisé de Claire Denis lors de la cérémonie de clôture que par les projections de ses films (Et là-bas, quelle heure est-il ?, Goodbye Dragon Inn, et Les Chiens errants, dans les salles françaises le 12 mars). Pas mieux pour l’actrice sri lankaise Malani Fonseka, elle aussi honorée par trois films seulement.
Pourtant, le reste de la programmation avait de quoi donner tort aux détracteurs du festival. Avec 8 films en compétition et 8 hors-compétition (sans compter les derniers Nakata et Tsai), Deauville Asia a resserré ses rangs et accru la qualité de ses sélections. Après quelques années tristounes, cette 16ème édition fut forte en frissons et en sensations, même si certaines des œuvres présentées n’étaient pas de première fraîcheur. Le sud-coréen Han Gong-Ju (retitré A Cappella pour sa prochaine sortie française) avait par exemple déjà été présenté (et récompensé) à Busan, Rotterdam et Marrakech.
Dans A Cappella, les ruptures de ton sont saisissantes et toujours réussies, les retours en arrière à chaque fois plus crispants, et le tout culmine au terme d’une montée en pression proprement insoutenable
Principale constante thématique cette année : une jeunesse sud-coréenne en proie à la déprime, souvent obnubilée par un suicide envisagé comme l’unique solution au mal-être. Dans Steel Cold Winter, c’est la rumeur qui pousse un adolescent à en finir, rendant complètement instable l’un de ses amis. Hantée par la tentation du vide, symbolisée par l’apparition récurrente d’un lac gelé sur lequel les personnages aiment glisser sans se soucier du danger, la chronique adolescente de Choi Jin-seong finit hélas par bifurquer de façon radicale, se raccrochant au film de genre pour se donner une contenance. Confondant macabre et gore, Steel Cold Winter se vautre dans ses excès.
Du côté de Suneung de Shin Su-won, présenté hors-compétition un an après sa sélection berlinoise, c’est l’excès de concurrence qui pousse les lycéens à la destruction. Assumant pleinement son statut de pourvoyeur de suspense, le film s’ouvre sur la découverte du cadavre du meilleur élève du lycée, puis tente à travers un gigantesque flashback d’assembler les morceaux du puzzle. Rivalité, harcèlement et société secrète sont au programme d’un film manquant singulièrement de mise en scène mais assumant son jusqu’auboutisme avec aplomb.
Sur le même thème, le champion des champions est Han Gong-Ju (A Cappella) de Lee Su-Jin, portrait d’une adolescente en pleine reconstruction suite au suicide de l’une de ses amies, conséquence d’un drame révélé en cours de film. La construction, en flashback là encore, s’opère en toute fluidité, quitte à perdre le spectateur dans les premières bobines, mais le but de Lee Su-Jin est bien de dérouter autant que possible : les ruptures de ton sont saisissantes et toujours réussies, les retours en arrière à chaque fois plus crispants, et les deux époques finissent par se rejoindre au terme d’une montée en pression proprement insoutenable. Dépourvu de tout côté manipulateur, Han Gong-Ju est un objet trompeur, petite chronique adolescente qui finit par tout retourner sur son passage. Déjà distingué par la Flèche d’Or de Marrakech (remise par Martin Scorsese himself), le film repart de Deauville avec le prix du public, le prix de la critique internationale et le prix du jury.
Ne manquait à Lee Su-Jin que le Lotus d’Or, décerné par le jury de Claire Denis au kazakh Nagima de Zhanna Issabayeva. Un drame court et contemplatif dans lequel une jeune orpheline tente d’adopter le bébé de son amie morte en couche. En plus de sérieux relents misérabilistes que ne vient jamais contrebalancer la mise en scène, Nagima souffre de son refus d’accorder toute once de psychologie à ses personnages issus de classes défavorisées. Illettrés, peu séduisants, ce sont des animaux purs et simples, que la réalisatrice semble envelopper d’un voile paternaliste et méprisant. Jusqu’à un dénouement qui glace le sang mais ne dit pas grand chose.
Remake du film coréen Haunters, le nouveau film de Hideo Nakata ressemble au pilote d’une série TV qui revisiterait Incassable de Shyamalan façon Heroes
Avec la disparition de l’Action Asia, les meilleurs morceaux du cinéma de genre ont fini par migrer en compétition, les polars étant peu récompensés mais bien représentés. Faisant suite à la fresque Gangs of Wasseypur, l’Indien Anurag Kashyap présentait un Ugly déjà sélectionné par la Quinzaine des Réalisateurs 2013. Un beau film policier, whodunit sauce tragique, où la disparition d’une petite fille n’est que le catalyseur de la monstruosité de ses proches. Emballant, révoltant, Ugly multiplie les détours pour mieux embrasser la laideur d’un monde où le malheur pousse à l’égoïsme. Le prix du jury remis par Claire Denis (ex æquo avec Han Gong-Ju) n’était pas volé.
Du côté des Philippines, Mater Dolorosa d’Adolfo Alix Jr. choisit de s’affranchir du style Mendoza pour styliser de façon toujours plus superficielle le portrait de groupe d’une famille mafieuse, dirigée par une mère à la poigne de fer depuis la disparition du patriarche. Filmé dans un noir et blanc « triché » (des pointes de couleur surgissent çà et là), le film s’apparente à un Animal kingdom manillais, séduisant lorsqu’il s’approche au plus près de son héroïne mais souvent ridicule dès qu’il fonce tête baissée dans le tragique ou l’action.
Hors compétition, Hideo Nakata était venu présenter Monsterz en première mondiale. Remake du film coréen Haunters qui datait de 2010, Monsterz ressemble au pilote d’une série TV qui revisiterait Incassable de Shyamalan façon Heroes. Un jeune homme très méchant, très boîteux mais très puissant (il peut contrôler l’exprit de tous ceux qu’il croise) affronte son exact opposé, un gentil mec que rien ne semble pouvoir abîmer, le seul à résister aux attaques psychiques de son assaillant. Cette lutte du bien contre le mal, avec un univers manga pour décorum, est empreinte de moments scotchants (pluie de cadavres à l’opéra) mais pâtit de son interprétation hasardeuse et de sa mollesse de ton. Également présenté hors-compétition en présence du réalisateur Kiyoshi Kurosawa, Real venait heureusement rappeler que le cinéma japonais est capable de finesse… Le curieux Present for you, mix aléatoire d’animation et de prises de vues réelles (les personnages y sont parfois en chair et en os, parfois en plastique, mais pas forcément tous en même temps), rendait à peine plus prégnante la présence plutôt discrète d’un cinéma japonais resté aux portes de la compétition.
La belle surprise de la compétition était à chercher en Chine, du côté de No Man’s Land, trépidant road movie. La première scène fait penser à Mad Max, la deuxième à Duel, mais c’est finalement vers U-Turn d’Oliver Stone que penche le réalisateur Ning Hao. Deux heures durant, on assiste à un huis clos dans le désert, la seule volonté (ou presque) du personnage principal étant de parvenir à le quitter. Mais de camionneurs fêlés en villageois consanguins, chaque situation ne fait que s’envenimer pour complexifier toujours plus les désirs d’évasion du héros. Rythmé et endurant, filmé dans un Scope magistral, ce fut le morceau le plus jouissif de ce festival, stratégiquement présenté en ouverture puis en séance de minuit (ou plutôt de 23h, décalage horaire avec Deauville oblige).
A l’indonésien Toilet Blues la scène la plus sensuelle de cette édition
En dépit d’un titre peu vendeur, l’indonésien Toilet Blues faisait souffler sur Deauville un vent de sensualité et de spiritualité. Le film de Dirmawan Hatta se présente sous la forme d’un road-movie pédestre sans objectif avoué, où la route reste évidemment plus importante que l’endroit où elle mène. Longtemps, Toilet Blues ne met en scène que deux personnages : la troublante Anjani, jeune femme aux allures délurées, et Anggalih, celui qu’elle aime platoniquement depuis des années et accompagne dans son désir d’entrer dans les ordres. C’est un troublant cocktail qui nous est servi : à une séquence de prière musulmane répond la scène la plus sensuelle de cette édition (à base de glace à l’eau et de jambes nues), à laquelle succèdera finalement une séquence de lavage de pied, symbolisant la communion du corps et de l’esprit. Jamais freiné par son sous-texte religieux, le film fait preuve d’une belle liberté de ton et la composition particulièrement soignée de ses plans le rend joliment rassérénant, comme une promenade au paradis.
Le programme de Ruin, étrangeté australo-cambodgienne présentée hors-compétition, n’est pas si éloigné, mais le résultat est pourtant à des lieues de Toilet Blues. Histoire d’amour désespérée de deux jeunes amants cambodgiens, cette fuite en avant est une succession de scènes misérabilistes, d’un tragique raté, que les co-réalisateurs Michael Cody et Amiel Courtin-Wilson semblent ne jamais savoir conclure. Alors, au gré d’un montage parfaitement farfelu, ils intègrent ici et là quelques images certes belles (ralentis, plongées dans les étoiles) mais totalement hors de propos. Dans le même ton, le Samson & Delilah de Warwick Thornton, love story aborigène récompensée par la Caméra d’Or à Cannes en 2009, était autrement plus marquant.
Parfaitement conscient d’être un cinéaste de la répétition, Hong Sang-soo s’adonne avec Our Sunhi à une mise en abyme amusée
Les deux derniers films présentés lors de cette 16ème édition sentaient légèrement le déjà vu, mais pour des raisons bien différentes. Huitième film en compétition, l’iranien Trapped n’est pas dépourvu de qualités, mais ses allures de Farhadi light ont sérieusement de quoi lui nuire. Mêmes problématiques liées à la justice sociale, mêmes appartements en guise de décors… Le premier film de Parviz Shahbazi manque d’une étincelle ou d’un petit souffle qui aurait pu lui permettre de se distinguer. Mais, telle quelle, cette histoire d’une étudiante devant composer avec des problèmes de logement puis avec le comportement borderline de sa colocataire, n’avait pas de quoi faire frémir le jury et l’assemblée.
Mais puisque certaines impressions de déjà vu sont plus savoureuses que d’autres, la séance unique du dernier Hong Sang-soo (Our Sunhi, déjà à Locarno) apportait une vague de fraîcheur en un dimanche matin où chacun songeait déjà à plier bagage. Un HSS de très bonne facture, extrêmement en verve et animé par un sens aigu du gimmick. C’est comme si, parfaitement conscient d’être un cinéaste de la répétition, le metteur en scène coréen s’adonnait soudain à une mise en abyme amusée. Et c’est ainsi que reviennent régulièrement les mêmes répliques (« je dois creuser profond ») et les mêmes rituels (une commande de poulet frit, une chanson qui se répète). Le tout pour une peinture pas si superficielle du sentiment amoureux ou plutôt de sa verbalisation. Lorsque les raisons d’aimer ressemblent aux arguments d’une lettre de recommandation, c’est que la passion n’est pas (ou plus) là, jolie conclusion d’une comédie au générique jaune et bleu.
Le 16ème Festival du Film Asiatique de Deauville s’est déroulé du 5 au 9 mars 2013.