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La Quinzaine des Réalisateurs 2013 a vu revenir Anurag Kashyap, un an seulement après sa saga de 5h30 Gangs of Wasseypur. Ugly prolonge superbement cette réussite, dans une veine très différente et avec une noirceur d’âme tétanisante.
Au départ de Ugly il y a l’enlèvement d’une petite fille, laissée quelques instants seule dans une voiture par son père. Mais la quête pour la retrouver ne sera pas le sujet du film, car elle n’est primordiale pour aucune des personnes concernées. Réalité horrible, à propos de laquelle le prélude du récit annonce violemment la couleur. La mère est suicidaire, le père est dilettante, l’image et la bande-son rivalisent d’hostilité à notre encontre pour nous faire comprendre dans quel enfer nous mettons les pieds. Plus le film avancera et mieux il portera son titre, ses personnages sombrant toujours plus profondément dans la laideur morale et la surface extérieure du monde, à leur image, devenant de plus en plus monstrueuse. Le premier coup d’arrêt à la recherche de la petite fille intervient lorsque le chef de la police, qui se trouve être son beau-père, abandonne toutes les autres pistes pour se focaliser sur le père, qu’il soupçonne d’avoir voulu se venger de l’arrangement défavorable suite au divorce. À cette première confusion entre souci égoïste et intérêt général se cumulera plus tard une autre, lorsque l’idée de se faire passer pour le kidnappeur afin de soutirer de l’argent (le grand-père se trouve être richissime) se répandra comme une traînée de poudre.
Cet enchevêtrement de motivations et de pistes faussées attache à Ugly tout un faisceau de références : The Pledge (l’enquête qui tourne à la débâcle), Usual Suspects (le coupable évanescent qui rend tout le monde suspect), la misanthropie absolue des films noirs de Fritz Lang… Comme dans Gangs of Wasseypur, qui se réclamait essentiellement du Parrain, on reste dans des influences exclusivement américaines, loin de Bollywood qu’Anurag Kashyap réduit à une infecte peau de chagrin faite de clips et de posters. Bollywood est une partie du problème, et pour filmer depuis un point de vue extérieur, Kashyap doit s’en détacher, trouver une autre terre d’accueil. Ugly trace de façon évidente sa voie d’auteur, s’affirmant comme aussi ambitieux et intense mais bifurquant toutefois dans une toute autre direction que précédemment. Il fait tomber le masque de la série B récréative – pas de scènes d’action exaltantes, pas de plans-séquences enivrants. Cette chair généreuse que formait la débauche vivante d’aventure et de spectacle de Gangs of Wasseypur n’est plus. Il ne reste que l’os, les idées noires sur une société aux allures de cirque malsain uniquement rempli de crétins et de brutes.
Les seules forces qui meuvent cette troupe sont la cupidité, la haine, la médiocrité. Tout le monde ne pense qu’à voler ou écraser son prochain, même (surtout) s’il est proche. Ce réquisitoire sur un pays miné par l’argent massif et inégalitaire, voisin de la vision que Jia Zhang-ke propose de la Chine dans A touch of sin, est terrifiant. Il s’appuie sur une mise en scène qui sait canaliser sa rage froide face à cet abîme sans fond. L’énergie bouillonnante de Gangs of Wasseypur est toujours là mais le volcan n’explose plus vers l’extérieur (l’étalement sur 5h30 et plusieurs générations), il s’effondre sur lui-même en implosant. Ugly nous heurte et nous bringuebale à coups d’intrigues intermittentes, de montages éclatés, de visions affolantes. La dernière d’entre elles est la pire, le cul-de-sac qui scelle le cauchemar. L’horreur apparaît au grand jour, et si Kashyap nous interdit de détourner le regard c’est pour nous mettre dans un état approchant celui des personnages, qui à partir de cet instant ne pourront plus jamais se soustraire à la ruine qu’ils ont causée. Leur gâchis dévore tout. D’un seul coup, Ugly n’est définitivement plus le récit d’un fait divers sordide mais se hisse au rang de grand conte tragique, observant l’Inde comme un endroit où les enfants sont abandonnés par les adultes, trop occupés à se déchirer pour pouvoir encore protéger.
UGLY (Inde, 2013), un film d’Anurag Kashyap. Avec Ronit Roy, Tejaswini Kolhapure, Vineet Kumar Singh et Vipin Sharma. Durée : 128 min. Sortie en France le 28 mai 2014.