TOP OF THE LAKE de Jane Campion
Enfin libérée des contraintes liées au format cinématographique, Jane Campion s’épanouit pleinement au sein de cette mini-série posant les bases d’un féminisme résistant, sans jamais céder aux sirènes du militantisme didactique.
Elle entre dans un bouiboui de ce village néo-zélandais pour descendre un verre et jouer aux fléchettes sur cible humaine. Autour d’elle, une ribambelle de gros beaufs avinés, aux blagues lourdement sexistes. Un échange un peu vif, et la voilà qui revendique haut et fort son féminisme – être féministe et ne pas l’assumer, ça n’est pas être féministe. « T’es lesbienne ? », renchérit un gros malin grisé par un sentiment permanent de supériorité. Il finira écrasé sous le mépris de notre héroïne comme sous celui de Jane Campion, cinéaste du portrait de femme. Une féministe, une vraie, et qui donc l’assume.
Comme tout au long de la carrière de la réalisatrice, une femme se trouve donc au centre de Top of the lake. Comment l’en blâmer, elle qui reste la seule femme à avoir reçu la Palme d’Or, elle qui fait aujourd’hui encore office de quota rassurant pour ceux qui se disent féministes mais qui estiment qu’on ne devrait pas trop emmerder le monde avec des statistiques de ce genre. Peu de femmes cinéastes sur le devant de la scène implique peu de vrais premiers rôles féminins crédibles, ce qui veut dire qu’il faut des artistes telles que Campion, militante au quotidien sans se transformer en Femen organisée mais incohérente.
Top of the lake est une mini-série de sept épisodes, pour une durée totale d’environ six heures, qui permet à Campion de rejoindre le club prestigieux et de moins en moins fermé des cinéastes ayant accepté de perdre leur temps – c’est du moins ce qu’on entend souvent – du côté du petit écran. Comme l’exigeant Todd Haynes, aux commandes de Mildred Pierce de A (l’écriture) à Z (la réalisation des 5 épisodes de la série), Campion a tenu à opérer un contrôle total sur une œuvre qu’il aurait été maladroit de mettre temporairement entre d’autres mains. Rares sont les films où les réalisateurs filent leur caméra et leur script à d’autres en cours de route ; Campion ne voyait donc aucune raison de déléguer. Dirigé comme un long-métrage de six heures – il aurait d’ailleurs tout à fait eu sa place au sein de la compétition berlinoise –, Top of the lake part sur des bases d’enquête policière lambda ou presque : Robin, une enquêtrice australienne dont la mère vit ses derniers jours en Nouvelle-Zélande, profite d’une visite de courtoisie – le mot est adéquat tant leurs rapports sont froids – pour se voir confier une investigation délicate. Tui, 12 ans, 5 mois de grossesse, vient de se volatiliser dans la nature. Mettre la main sur la jeune fille, dont le statut de future mère ne fait que renforcer la fragilité, ne sera pas chose facile, d’autant que l’identité du futur père n’est visiblement connue que qu’elle.
Cet imbroglio polardeux, Campion le traite sans mépris, ne faisant jamais de Tui un McGuffin simplement destiné à radiographier une étrange communauté où se côtoient familles tuyau de poêle et femmes guère libérées menées par un drôle de gourou new age. Le gourou en question, c’est Holly Hunter, magnifiquement translucide, qui renoue avec la réalisatrice vingt ans après leur Leçon de Piano. On a l’impression d’y voir un pendant délirant de Campion, qui s’auto-caricature en féministe foireuse, tignasse grise et filasse à la clé comme pour appuyer le propos de ceux pour qui le militantisme féministe correspond forcément à un abandon de toute forme de féminité. Surligner les attaques adverses pour les rendre d’autant plus grotesques : c’est, en filigrane, l’un des leitmotivs qui animent ici Jane Campion.
C’est ici que l’ensemble se corse. Sur un plan purement factuel, on pourrait résumer l’immense majorité des épisodes au traditionnel schéma Robin enquête / Robin doute / Robin est confrontée à son passé / Robin patine / Robin jette l’éponge / Robin réenquête / Robin redoute (ad lib). Sauf que Campion traite son matériau policier avec la distance idéale. Ne laissant jamais tout à fait de côté l’affaire Tui mais ne fonçant pas non plus dans le tas, elle se penche avec un tact parfois cru sur la difficulté qu’il y a à être une femme non seulement dans une contrée reculée et désertée telle que la Nouvelle-Zélande, mais purement et simplement dans le monde qui est le nôtre. Les histoires sordides semblent se répéter comme des motifs, les existences se résumer à des supplices circulaires, dans ce qui s’apparente à une lutte entre permanente contre la bêtise et la laideur. Parce qu’elle a longuement étudié le sujet, et parce que le format sériel lui permet de prendre le temps qu’il faut, Campion ne sombre jamais dans la victimisation – tous les hommes ne sont pas pourris, même si chacun peut avoir quelque chose à se reprocher – mais propose plutôt de considérer cette époque comme celle du retour à la nature et aux comportements les plus primaires. Chacun tente alors de s’y faire une place sans pouvoir appréhender les choses autrement qu’à travers le prisme de la violence. Celle-ci n’épargne personne, entre auto-défense et désir de vengeance.
Ce traitement sec n’empêche ni le romantisme – se dresse, lentement mais sûrement, une histoire de ré-amour entre Robin et Johnno, son boyfriend d’antan – ni le développement d’une fascination pour la nature, qui tient quasiment de la dévotion. Le fameux lac du titre, la forêt qui l’entoure, les routes isolées de cette zone un peu perdue de la Nouvelle-Zélande : cet ensemble d’éléments fait office de théâtre sacrificiel, comme un autel dressé en l’honneur de dieux dont on ne connaît même plus la nature. La délicate Tui y apparaît comme une nouvelle Vierge Marie en sursis, qu’il convient de sauver pour que ce que l’on nomme civilisation ait encore une chance de se perpétuer. Au vu de la terrible conclusion de Top of the lake, pas sûr que la femme et l’homme aient encore beaucoup de beaux jours devant eux.
Conclusion en forme de râlerie : présidente du jury des courts-métrages et de la Cinéfondation lors du festival de Cannes 2013, Jane Campion recevra le 16 mai le Carrosse d’Or, récompense honorifique décernée par la SRF (Société des Réalisateurs Français). À cette occasion, les deux premiers épisodes de Top of the lake seront projetés. Deux sur sept. Projetterait-on 35 minutes d’un film de 2 heures en guise d’hommage ? Après sa projection intégrale lors de la dernière Berlinale, la mini-série sera sacrifiée à Cannes sur l’autel des plannings serrés. Les festivaliers présents dans la salle devront curieusement attendre la rentrée pour en découvrir la suite sur Arte. Drôle de choix qui relève sans doute davantage de la maladresse que du mépris. Mais drôle de choix quand même.
TOP OF THE LAKE (Australie, Etats-Unis, Royaume-Uni, 2013), une mini-série de Jane Campion, avec Elisabeth Moss, Peter Mullan, David Wenham, Holly Hunter. Durée : 6 x 58 minutes. Diffusion sur Arte les jeudis 7 et 14 novembre à 20h50.