D’Abagnale à Gatsby : quel âge a le héros dicaprien ?

Leonardo DiCaprio trace une ligne esthétique aussi pertinente que s’il était metteur en scène, par la cohérence et la complémentarité de ses rôles. La dualité et sa gestion problématique, l’aspiration à renouer avec le passé (et son corolaire, l’éternel retour), la réclusion dans un fantasme élevé au rang de réalité, et l’obsession par un idéal féminin à jamais perdu, sauf aux yeux de l’intéressé : telles sont les constantes du personnage dicaprien, d’Arrête-moi si tu peux à Gatsby le magnifique. Un personnage trop en butte avec le temps pour que son âge se quantifie de manière ordinaire.

Chez Spielberg, Frank Abagnale usurpe une multitude de rôles, sans pour autant renoncer à roder autour de la maison de sa mère chérie, afin de surprendre l’image d’un bonheur familial révolu. Dans Shutter Island, Teddy Daniels doit reconnaître la facticité de son environnement, et souffrir de sentir sa défunte épouse devenir poussières entre ses bras. Pour Nolan, Cobb traverse des rêves dans des rêves, avec le secret espoir d’y retrouver celle qu’il avait perdue. Certains films détonnent, plus (Blood Diamond et Les noces rebelles, sauf si on met ce dernier en perspective avec Titanic) ou moins (J. Edgar, Django Unchained d’une certaine manière – Candieland pourrait être l’envers infernal de la demeure de Gatsby – et surtout les Scorsese), mais tous ou presque ont en commun un même moment : celui où un rouage se bloque, comme il le ferait chez un automate, celui d’un affreux bug dans le visage juvénile et réputé inaltérable, comme si Dorian Gray ressemblait un instant à son vil portrait. Gatsby le magnifique ne déroge pas à la règle. Le faciès du flegmatique et séduisant fêtard se tord en une grimace venue d’une autre époque, celle de la pauvreté et de la honte, quand son rival en amour réussit à le faire sortir de ses gonds. Sauf qu’il n’est question que de douleur, pas de méchanceté (dans Django Unchained, Candie a beau être un salaud, c’est la trahison de ses convives qui le met hors de lui).

Le personnage dicaprien ne peut combattre cette ruine globale inéluctable, parce qu’elle échappe à son entendement. Il ne peut comprendre ce qu’il n’expérimente pas dans sa chair.

Le héros dicaprien est poignant par sa capacité à sublimer le déni, à construire des avions et produire des films pour contrer sa phobie des microbes héritée de sa mère (Aviator), à jouer au détective au lieu de végéter dans une cellule capitonnée (Inception), à répéter inlassablement les plus belles fêtes pour tromper sa solitude (Gatsby le magnifique). C’est un grand enfant qui croit tellement à son jeu, qu’il se persuade que les règles inventées pour l’occasion régissent le monde entier. Et c’est un gamin affreusement triste lorsqu’il constate que ce n’est pas le cas. Pire encore : anéanti quand il prend conscience que même l’accomplissement de la partie parfaite ne fait pas de lui un vainqueur. La faute à son adversaire, le temps qui détruit tout autour de lui. Le personnage dicaprien ne peut combattre cette ruine globale inéluctable, parce qu’elle échappe à son entendement. Il ne peut comprendre ce qu’il n’expérimente pas dans sa chair.

Le visage de la star a beau s’épaissir, rien ne vient troubler sa surface aussi lisse que celle d’un lac. On aimerait bien se laisser aller et voir en lui cet « ange de l’histoire » décrit par Walter Benjamin à propos du tableau de Paul Klee, Angelus Novus : il voudrait bien « réveiller les morts, rassembler ce qui a été démembré », mais une « tempête le pousse irrésistiblement vers l’avenir auquel il tourne le dos ». D’une certaine manière, Gatsby reformule cette image. Le richissime gentleman passe son temps à observer la lumière verte qui clignote de l’autre côté d’un bras d’eau. Ce point de mire correspond à l’endroit où vit Daisy, la femme à conquérir ou plutôt à reconquérir. Car Gatsby et elle se connaissent en fait déjà. Ils se sont aimés, cinq ans auparavant. L’horizon n’ouvre pas d’autre avenir qu’une forme de retour en arrière.

Leonardo DiCaprio et Michelle Williams dans SHUTTER ISLAND

Rappelons-nous que Howard Hugues, incarné par DiCaprio dans Aviator, effectua un tour du monde en avion pour venir se poser à l’endroit même de son décollage, faisant symboliquement d’une révolution, un retour à la case départ, une manière de se retrouver à l’identique mais en mieux. Plus expérimenté, mais pas plus vieux pour autant. Il est comme ça Gatsby, comme bien des héros américains emblématiques, un chantre du « re » invisible, du recommencement, de la répétition, du refaire, de la relance sans le dire ; un enfant avant l’heure du « Game over : same player shoot again ».

Le voir interpréter par Leonardo DiCaprio rend la démarche de ce dernier vertigineuse, comme si l’acteur trouvait dans ce personnage plus qu’un amusant sosie (le parallèle facile entre le statut de la star et celui du golden boy inventé par Fitzgerald), un véritable alter ego.  Il est heureux de le regarder contempler la demeure de Daisy depuis son débarcadère, depuis une jetée, citant ainsi volontairement ou non le film de Chris Marker. La jetée, l’âge T : l’âge du personnage dicaprien, le seul à se chiffrer en lettre et pas en nombre.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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