Envoyé spécial à DINARD 2023 : Masculin/féminin
De 1860 à 1910, Dinard, c’est Dubaï. À ceci près que les immigrants ne sont pas influenceurs, mais rentiers – et britanniques : telle est la genèse de l’amitié qui relie cette petite colonie british en terres bretonnes aux îles d’outre-Manche. Et ni la mort de la Reine, ni le Brexit, funestes événements dont on n’aura pas entendu parler une seule fois en 48h sur place, n’y auront rien changé. A un détail près : les films de la programmation étaient systématiquement centrés sur des personnages ayant fait de grosses bêtises, et tâchant de se racheter…
1. Silver Haze, de Sacha Polak (Hitchcock d’Or)
(Sortie en France le 22 novembre 2023)
Décerné par un jury présidé par Catherine Frot, le Hitchcock d’or est allé à Silver Haze : soit le nom d’une variété de cannabis, et l’histoire d’une infirmière fumeuse de joints dans le Sud de Londres, tombée amoureuse d’une patiente ayant tenté de se suicider. Le duo d’actrices, Vicky Knight et Esmé Creed-Miles, est parfait ; leur premier baiser est d’une spontanéité magnifique. La réalisatrice Sacha Polak n’en est pas à son coup d’essai, puisque c’est son cinquième long-métrage ; elle avait déjà employé Vicky Knight dans un film où cette dernière incarnait la victime d’une attaque à l’acide (Dirty God, 2019).
Infirmière dans la vraie vie, Vicky Knight porte en effet les cicatrices d’un incendie où elle faillit mourir étant petite, élément biographique intégré au scénario de Silver Haze. Mais les stigmates de la catastrophe, jamais évoqués, comptent moins que ceux de l’homosexualité : les deux scènes en plan-séquence, hyperréalistes et insoutenables, d’homophobie ordinaire – le rejet par la famille, une agression dans les transports en commun – auront sans doute convaincu le jury de la force particulière de cette œuvre-là.
Il faut dire que les films de la programmation se divisaient, curieusement, en deux catégories : les films franchement engagés, féministes et inclusifs, systématiquement portés par des réalisatrices ; et les films sur l’ambiguïté de la morale, les zones d’ombres… systématiquement portés par des hommes. Résultat de cette étonnante dichotomie : les films de femmes (Silver Haze, mais encore Scrapper, Girl ou Typist Artist Pirate King) dépeignaient très majoritairement les hommes comme des êtres lâches et répugnants, tandis que les films réalisés par des hommes les détrompaient mollement, voire pas du tout (en l’occurrence The Trouble with Jessica, Dead Shot, Silent Roar et The Effects of Lying).
2. Scrapper, de Charlotte Regan
(Sortie en France le 29 novembre 2023)
Figures paternelles sur la sellette : dans Silver Haze, le père ayant abandonné ses filles est suspecté d’avoir cherché à les tuer et dans Scrapper, film central du festival (on y reviendra beaucoup), premier long-métrage de Charlotte Regan primé à Sundance, voilà le père de l’héroïne qui réapparaît escaladant une palissade. Depuis le décès de sa mère, Georgie, pré-ado précoce (Lola Campbell, Antoine Doisnel reloaded), vit seule façon Macaulay Culkin dans Maman j’ai raté l’avion, cochant méticuleusement, l’une après l’autre, les différentes phases du deuil sur un tableau – le film regorge de ce genre de belles petites idées. Un inconnu cherche soudain à lui imposer son autorité : elle n’en veut pas. Regan raconte alors comment le lien filial se mérite, et transcende l’idée d’une parentalité naturelle fondée sur l’autorité pour y substituer l’amitié entre un père et sa fille, finalement responsables l’un de l’autre.
On parlait plus haut de personnages ayant des choses à se reprocher, cherchant à faire amende honorable : ici, le jeune homme ayant abandonné sa famille pour zouker à Ibiza n’aura pas trop de tout le film pour que sa fille accepte de l’adopter comme père. On n’est pas surpris de retrouver Michael Fassbender au générique, producteur exécutif de Scrapper : dans Fish Tank, d’Andrea Arnold (2009), il incarnait déjà le rôle d’un homme faisant intrusion dans la vie d’une adolescente pugnace et paumée de l’Est londonien. La forme est cependant très différente : contrairement à Arnold, Regan truffe son film d’un humour visuel inspiré du dessin animé, couleurs vives et rythme cartoonesque à l’appui, délires oniriques surréalistes et digressions impulsives à la Tristram Shandy.
3. Toi & Moi ? (Rye Lane), de Raine Allen Miller
(Disponible sur Disney+ depuis le 31 mars 2023)
Charlotte Regan est de 1993, Raine Allen Miller de 1989 : voilà qui explique sans doute la grande proximité formelle de leurs premiers long-métrages. Toi & Moi ? reprend cette esthétique massivement influencée par le rythme du cartoon et des séries à la Friends, The Big Bang Theory ou New Girl, incontournables pour quiconque a grandi dans les années 2000 : punchlines régulières, humour visuel à fond, digressions constantes comme si le montage épousait le flux de conscience des personnages.
Sur le fond en revanche, on s’éloigne d’Andrea Arnold pour se rapprocher du Richard Linklater de la trilogie des Before, puisqu’il est question du récit d’une rencontre en temps réel ou presque. Nuit de folie, caméo de Colin Firth en serveur mexicain, dispute du quatrième acte complètement téléphonée, réunion finale, premier baiser en travelling circulaire : l’ère Tinder n’aura pas eu raison de la comédie romantique.
Toi & Moi ? est déjà en ligne sur Disney+, mais apparaissait dans l’une des sections de Dinard, dont on apprécie le positionnement anti-cannois consistant à offrir des séances sur grand écran à un film voué au streaming. Il intégrait ainsi la compétition « Talents de demain », au sein de la section « Being There » où l’on retrouva le phénomène How to have sex, de Molly Manning Walker (Prix Un Certain Regard 2023), ou encore In Camera, de Naqqash Khalid, lauréat du prix « Talents de demain » justement.
4. Girl, d’Adura Onashile (Hitchcock de la Meilleure interprétation)
(Sortie en France non déterminée)
Le prix d’interprétation revient à la française Deborah Lukumuena, premier rôle de Girl, incarnant une très jeune mère célibataire – 14 ans d’écart avec sa fille – qui, elle aussi, doit apprendre à mériter l’amour filial de sa fille unique. Signe d’inclusivité propre aux œuvres de réalisatrices croisées à Dinard : comme dans Toi & Moi ?, le fait que les protagonistes soient Noires n’est pas du tout un sujet.
Esthétiquement, on est cette fois entre Ken Loach (le jour) et Barry Jenkins (la nuit). Le film étonne par ses qualités abstraites d’abord : on met du temps à saisir ce qui se joue, tant Onashile s’applique à faire ressentir, par des gros plans et une ambiance sonore enveloppante, le cocon recrée par la mère pour sa fille, comme si elles vivaient coupées du monde. L’intrusion de l’extérieur – et du récit – n’en paraît que plus insupportable.
On se retrouve encore à devoir pardonner, en tant que public, à un personnage qui n’inspire pas toujours la sympathie. Comme lorsque l’héroïne de Silver Haze lance un cocktail Molotov dans un salon où vit un gosse, ou engueule sa copine qui vient d’être victime d’homophobie ; comme la gamine de Scrapper en tabasse une autre, qui ne lui voulait pas de mal, le personnage de Deborah Lukumuena dans Girl se montre particulièrement dur avec sa fille – avant une rédemption finale souffrant du même défaut que la dispute de Toi & Moi ? : un peu téléphonée, comme si ces premiers films peinaient à justifier par eux-mêmes les structures narratives auxquels ils obéissent.
5. The Trouble with Jessica, de Matt Winn (Prix du Public + Prix Jury Barrière)
(Sortie en France non déterminée)
La question de la sympathie inspirée par les personnages est cruciale dans The Trouble with Jessica, doublement récompensé, notamment par un public que l’on soupçonne d’avoir largement surévalué ce film d’ouverture, vaudeville cynique et sinistre autour du suicide d’une écrivaine traité comme un élément comique. Voilà l’un de ces films d’hommes situés politiquement, à Dinard en tout cas, à l’opposé des films de femmes : l’objectif du film de Matt Winn est en effet de taper sur les bourgeois woke du Nord de Londres, qui s’imaginent moralement supérieurs, et de mettre tout le monde d’accord en concluant qu’au fond la morale, c’est caca, et que personne ne vaut foncièrement mieux qu’un vulgaire patron de multinationale polluante.
Dandysme outré, humour noir perdu dans la terrible zone où l’on ne rit pas assez pour dépasser la houle qui ramène les vannes sur les rivages du cringe, personnages immondes auxquels on n’a rien envie de pardonner… sauf à obéir aux structures narratives convoquées, qui feignent le happy end et la réconciliation pré-générique de fin, occultant le fait que la jeune femme du titre est en train de pourrir chez elle, après avoir été manipulée comme un morceau de viande pendant deux heures. Le film est ainsi chapitré en « the trouble with… », comme si Matt Winn se targuait de faire la leçon à son public sur la complexité réelle du monde, trouble et non limpide comme le prétendent ces vilains wokistes.
Mais même dans le cadre de l’humour le plus noir possible, aucune sympathie n’est possible pour les personnages dès lors qu’ils n’appellent pas les secours – ce ne serait pas assez complexe ? Pas assez trouble ? – alors que leur amie pourrait être réanimée. Et puis, a-t-on vraiment envie de rire lors du passage nécrophile (même morte, la séductrice continue de vouloir embrasser son amant) ? Et que diriez-vous d’un moratoire sur les blagues de viol dans les films réalisés par des hommes ?
6. Silent Roar, de Johnny Barrington
(Sortie en France non déterminée)
Premier long de Johnny Barrington, tourné dans les Hébrides extérieures, îles Lewis et Skye sublimées, Silent Roar est autrement plus soft que The Trouble with Jessica, quoi qu’on y retrouve certains défauts procédant d’une écriture marquée par des réflexes masculins. L’histoire est celle de Dondo, jeune surfeur portant le deuil de son père disparu au large, et de son éducation à la sexualité lors de ce même deuil. Mais on atteint vite, de nos jours, les limites d’un film sur un garçon mélancolique fixant l’horizon, à côté d’une jolie blonde un peu fofolle qui le regarde lui.
Silent Roar navigue chaotiquement entre la chronique sociale dans ces îles bénies des arcs-en-ciel et le teen movie potache, genre dont procèdent sans doute les incongruités dans l’écriture du personnage féminin campé par Ella Lily Hyland (mini-Lady Gaga native d’Irlande) – comme lorsqu’elle accepte de regarder se masturber le garçon qui la harcèle. Une fois côté masculin, le décalage fictionnel tape moins. Dondo gère comme il peut la crise de foi qui le guette – dans les Hébrides extérieures, le catholicisme est encore très fort, n’essayez pas d’y faire du stop le dimanche – et les hormones qui le prennent en guet-apens ; tout en cherchant à faire le deuil de son père (encore une fois, on n’est pas loin de Scrapper, véritable point nodal de cette édition, avec son ado en deuil de sa mère). Melting pot d’influences : on reconnaissait dans l’église de Silent Roar les poteaux métalliques de celle de Dinard, construite par les Anglais… et la représentation de Jésus sous les traits d’une femme noire, qu’on retrouvait telle quelle dans un épisode de la quatrième saison de Sex Education, sortie simultanément. Chronique sociale et teen movie, en somme.
7. Dead shot, de Tom et Charles Guard
(Sortie en France non déterminée)
L’Écosse était à l’honneur de la compétition : tandis que Girl se passe à Glasgow et Silent Roar dans les Hébrides, cet humble revenge movie alignant deux stars hollywoodiennes (Felicity Jones et Mark Strong) a posé ses caméras à Édimbourg pour recréer l’ambiance de Londres dans les années 1970. On suit en effet un indépendantiste irlandais cherchant à venger l’assassinat de sa femme, fusillée par l’armée anglaise alors qu’elle était sur le point d’accoucher. On l’aura compris, se pose encore la question de la likabilité des protagonistes – l’assassin de la femme en question étant l’un des héros du film. C’est même un soldat noir et cette fois, la couleur de peau est mentionnée : plus pour faire « air du temps » que pour de réelles raisons liées au scénario, qui n’en fait rien, sinon chercher à provoquer de la sympathie pour ce soldat meurtrier.
Trope dinardais : deux hommes sont derrière la caméra et la conclusion tourne au cynisme. Rebelle ou soldat, il n’y en a pas un pour racheter l’autre, tout le monde est pourri, etc. Pourtant, comme dans The Trouble with Jessica, on peut convenir qu’il n’y a rien d’excessivement simpliste à affirmer que l’assassin d’une femme enceinte ne mérite pas qu’on plaigne ses déboires avec ses supérieurs… et encore moins avec sa copine, d’une indulgence peu crédible – symptomatique d’une écriture masculine délaissant le réalisme psychologique le plus élémentaire, dès qu’il s’agit de personnages féminins. Reste quand même la séquence de l’attentat hors de contrôle à la gare de Paddington, très impressionnante.
On sent la volonté de refaire Munich, moins la finesse de Spielberg ; l’envie de convoquer l’imaginaire à la Star Wars (quoiqu’on la voie très peu, le film est co-produit par Felicity Jones, héroïne de Rogue One ; John Boyega a failli incarner le soldat noir manipulé par l’Empire, comme dans Le Réveil de la Force). Mais ni Spielberg, ni Lucas n’auraient jamais laissé passer une conclusion aussi indulgente vis-à-vis des bavures d’état. Face au soldat responsable de l’assassinat de sa femme, le rebelle finit par lui épargner à la fois de mourir et de s’en vouloir, en soufflant, baissant son arme : « C’est moi qui l’ai tuée. » Que le cinéma britannique contemporain soit prompt à pardonner leurs erreurs à ses personnages, soit ; mais on atteint ici une limite.
8. Le Royaume de Kensuke (Kensuke’s Kingdom), de Neil Boyle et Kirk Hendry
(Sortie en France le 7 février 2024)
Dead Shot figurait dans une section joliment intitulée The Past is a foreign country (« le passé est un pays étranger »). Après tout, on aurait pu s’étonner de ne pas l’y trouver dans la section Irish eyes in Dinard, dans laquelle se trouvaient aussi des films historiques (en particulier Lies We Tell, de Lisa Mulcahy, adaptation d’un roman de Sheridan Le Fanu que je regrette d’avoir raté : Le Fanu est un novéliste irlandais de l’époque victorienne, et son adaptation avait des airs de Crimson Peak, avec l’excellente Agnès O’Casey, aperçue dans Ridley Road… et sur le tapis rouge de Dinard).
C’est que la section The Past is a foreign country ne parlait pas seulement de films d’époque mais des liens entre la Grande-Bretagne d’aujourd’hui et l’Histoire, perçue comme pays frontalier. Le Royaume de Kensuke, adaptation animée d’un roman de Michael Morpurgo (l’auteur de Cheval de guerre), imagine ainsi comment une famille anglaise part faire le tour du monde à la voile, et comment le fils, échoué sur une île déserte, fait la connaissance d’un vieil homme solitaire. Or ce Robinson Crusoë n’est autre qu’un ancien soldat japonais… Perdu dans l’océan, le jeune Anglais fait alors la découverte de l’horreur de Nagasaki, et de la façon dont la cruauté humaine s’exerce encore, lors de l’arrivée d’un groupe de braconniers dans le clan d’orangs-outans de l’île. La même année qu’Oppenheimer, l’écologie au cinéma continue d’aborder l’anthropocène par le prisme de la bombe nucléaire.
9. Typist Artist Pirate King, de Carol Morley
(Sortie en France non déterminée)
Et puis à Dinard, cette année, il y avait Carol Morley.
Née à Manchester en 1966, réalisatrice d’une dizaine de courts-métrages et de six longs, jamais distribuée en France, Carol Morley était à l’honneur d’un focus du festival, qui programmait ses quatre derniers longs : Dreams of a Life (2011), The Falling (2014, avec Florence Pugh), Out of Blue (2018, Clint Mansell à la musique), et… Typist Artist Pirate King, son dernier, co-produit par Jane Campion.
Ce titre curieux, qu’on retrouvait sur des badges offerts à la sortie, vient d’une histoire vraie : celle d’Audrey Joan Amiss, artiste maudite morte inconnue en 2013, et qui avait elle-même inscrit à la main ces quatre « professions » sur son passeport. L’histoire est vraie, les œuvres que l’on voit s’afficher sur grand écran sont les siennes : Carol Morley en a découvert plus de 50 000 dans des cartons. Le film est conçu comme l’exposition qu’elle n’a jamais eue.
Diagnostiquée, peut-être à tort, de paranoïa schizophrénique, Amiss a vécu une longue partie de sa vie en institutions psychiatriques. Pas d’HP – sinon en ruines – chez Carol Morley, dont le film a l’originalité de chercher à raconter la vie d’Amiss sans passer par la reconstitution. Le film est ainsi un road-movie entre Londres et une potentielle galerie d’art dans la banlieue de Newcastle, et tout y est imaginaire, sauf les œuvres ponctuant le film et la réconciliation finale avec la sœur de l’héroïne.
La banlieue de Newcastle, c’est aussi la terre natale de Ridley Scott : et pour cause, les personnages se prennent volontiers pour Thelma & Louise (1991). C’est aussi à Rain Man de Barry Levinson que l’on pense, car l’Audrey Amiss du film – Monica Dolan, magistrale – est conduite par son infirmière psychiatrique – Kelly MacDonald, qui remet l’Ecosse au centre : son accent de Glasgow est en effet celui de Mérida, flamboyante princesse rousse à qui MacDonald prêta sa voix dans Rebelle de Pixar.
Soit dit en passant : le faible taux de fans d’Harry Potter à Dinard était étonnant. On y aura non seulement croisé, à l’écran, Mark Williams (Arthur Weasley !) dans The Effects of Lying, et Kelly MacDonald (le fantôme de Rowena Serdaigle !!) dans Typist Artist Pirate King ; mais on aura surtout croisé Shirley Henderson sur le tapis rouge : premier rôle dans The Trouble with Jessica… et Mimi Geignarde, fantôme pleureur, dans Harry Potter et la Chambre des Secrets et Harry Potter et la Coupe de Feu.
Avec son fantôme de Poudlard, Carol Morley prend le contrepied de Matt Winn : tandis que ce dernier se moque allègrement du suicide d’une maniaco-dépressive, Typist Artist Pirate King trouve son génie dans sa façon de chercher à saisir et à illustrer la logique interne de son personnage schizophrène. La paranoïa d’Audrey Amiss lui donne en effet l’impression de reconnaître tout le monde, et de retrouver partout des personnes qui lui voudraient du mal. « Et lui, qui c’est ? », finit par demander l’infirmière à Audrey, comme si celle-ci devenait l’autrice de son propre biopic, et décidait elle-même de qui est qui. En bonne « folle » shakespearienne, elle est celle qui voit le vrai… et parce que c’est du cinéma, ce qu’elle imagine peut aussi bien être la vérité. Deux films se déroulent alors sous nos yeux : celui qui semble réel, objectif et celui que perçoit Audrey, mais qui n’est pas forcément moins vrai, correspondant à sa réalité à elle. On n’avait pas vu ça depuis l’épilogue de L’Odyssée de Pi !
Comme dans Silver Haze, le grand gagnant de cette 34e édition, Typist Artist Pirate King met une infirmière en son cœur, symbole malgré elle de services publics à la dérive, aussi malades que ceux qu’elles sont censées soigner. Qu’on soit malade ou non, l’envie de hurler est la même, suggère Morley. Comme le Hitchcock d’Or toujours, l’histoire est celle de la relation d’une infirmière à sa patiente ; comme le Hitchcock d’Or enfin, le film est réalisé par une femme, et les hommes sont majoritairement dépeints comme des menaces – ce qui ne veut pas dire que l’héroïne n’en est pas une elle-même.
On reste donc dans le thème des personnages à qui l’on pardonne de vraies erreurs. Au terme de la séance du film de Carol Morley cependant, lors d’un échange avec le public, cela prit une tournure franchement émouvante. Alors que j’avais demandé à la réalisatrice si la fin de Typist Artist Pirate King correspondait à la réalité, celle-ci me répondit, en anglais, que la réconciliation avec la sœur avait vraiment eu lieu, quoique de façon moins romanesque – simplement grâce à l’art et à l’arrêt de la médication. Morley a alors poursuivi en racontant que la sœur en question, Dorothy, était morte récemment : juste après avoir lu le scénario du film. « Thank you for giving me my Audrey back », confia-t-elle, bouleversée, à la réalisatrice.
A cet instant, l’interprète du festival a levé son micro mais, au moment de traduire en français, sa voix s’est cassée. Impossible de poursuivre. Le film la rattrapait, porteur de plus de réalités qu’on ne s’y attendait. Les larmes de l’interprète furent contagieuses dans la salle, Morley elle-même parut très émue : et c’est tout le festival qui se noua ici, dans ce flottement entre l’anglais et le français, et l’émotion intense que ce cinéma humble, drôle, féministe, sincère et original, était venu y déposer.
Le 34e Festival du Film Britannique de Dinard s’est déroulé du 27 septembre au 1er octobre 2023