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En apparence, tout oppose Bowling Saturne de Patricia Mazuy et Armageddon Time de James Gray : la France provinciale contre la métropole newyorkaise, l’impartialité du regard sur le monde contemporain contre la tendresse des souvenirs nostalgiques, le thriller sanguinolent contre la chronique familiale. Pourtant, sous toutes ces strates, le cœur de chacun des deux films est le même. Leurs battements sont ceux de l’angoisse face à un mal qui prend possession de la quasi-totalité des personnages de leurs récits.
Une dernière comparaison en forme d’opposition : Bowling Saturne est aussi repoussant qu’Armageddon Time est accueillant pour son spectateur. Il ne s’agit pas ici de juger de la qualité des films, mais de leur caractère, leur humeur. Celui de Patricia Mazuy est tout bonnement l’un des plus froids, des plus vides émotionnellement qui soient. Autour des trois scènes de mort qui sont les points cardinaux de son récit, tout ce qui devrait former la substance de son monde est réduit à peau de chagrin, à une vision de la société qui se résume à une complète mascarade. La cinéaste n’accorde aucune foi aux rôles que les individus adoptent en société, elle les considère comme une façade factice et dénuée de sens, de réalité. Toutes les séquences d’interactions communes du long-métrage ne sont dès lors pas mauvaises (dans leur écriture, leur incarnation, leur mise en scène), ainsi qu’un regard trop expéditif et superficiel pourrait les considérer ; elles sont sciemment dévitalisées, dans un geste d’une radicalité kamikaze qui fait se comporter les êtres de manière mécanique, sans plus rien pour camoufler qu’ils ne sont aux yeux de Mazuy que des blocs rudimentaires mus par une poignée de pulsions : attraction et répulsion, domination et destruction.
Trois de ces pulsions sont éminemment néfastes, menant le monde à sa perte si on les laisse agir sans contre-pouvoir ; la quatrième, l’attraction, est le catalyseur tragique qui pousse les victimes – féminines – en devenir dans les bras de leurs bourreaux – masculins. Ce déséquilibre brutal des forces en présence pousse Bowling Saturne loin au-delà du thriller annoncé, jusqu’au film d’horreur au premier degré, avec sa société ordinaire ramenée à néant tandis que les meurtres sous toutes leurs formes occupent une place inversement proportionnelle. Un film de possession, où le mal est la masculinité toxique et ses cibles tous les hommes, à commencer par le personnage principal, Armand, dont l’âme s’en trouve envoûtée exactement comme par une malédiction dès lors qu’il hérite du bowling – que les éclairages et la rampe d’accès souterraine transforment à l’écran en bouche de l’enfer – et de l’appartement de son père. Celui-ci était un chasseur invétéré, à la vie entièrement régie par sa pulsion de mort dirigée envers les animaux ; une fois contaminé par cette dernière, Armand la réoriente vers les femmes qu’il parvient à séduire dans le bowling.
Armand devient le point extrême de la sauvagerie masculine à l’égard des femmes, ainsi que l’expose son premier féminicide, filmé sans rien laisser hors champ (par le cadrage ou des ellipses) par Mazuy d’un bout à l’autre, de l’acte d’attirer sa proie dans ses rets jusqu’au long processus pour se débarrasser du corps. La séquence est inouïe de neutralité et de netteté – la cinéaste nous montre, nous force à voir (là où un film tel que La nuit du 12 s’en tient à tenter de suggérer par des mots), ce qu’est concrètement un passage à l’acte féminicidaire. Elle ne s’en tient pas là, car le récit n’en est alors qu’à son premier tiers. Elle étend son regard à tous les autres personnages masculins, dans une démonstration de ce que l’arbitraire de la violence masculine a d’absolu et de terrifiant. Les chasseurs, déjà évoqués, se délectent d’assassiner des animaux puis se retrouvent pour jouir collectivement du spectacle filmé de leurs actes ; le policier en charge de l’enquête sur les meurtres est clairement désigné comme fautif dans le suicide d’une jeune femme, harcelée par Armand et dont il a ignoré les appels à l’aide. La fonction symbolique multiple tenue par le principal personnage féminin, militante écolo en plus d’être une femme consciente de la domination des hommes, sert à appuyer l’ensemble des accusations portées par Mazuy. Son regard plein de reproches et de dégoût, avant-dernier plan du film, en dit plus long à ces sujets que tous les discours.
Armageddon Time est aux antipodes de cette violence physique et visuelle, mais cela ne signifie pas que la violence sociale est absente de son récit. Le film étant mené à hauteur d’enfant (sur la base des souvenirs de jeunesse de James Gray), cette violence plus insidieuse mais pas moins douloureuse s’immisce dans l’espace entre ce que le personnage principal, Paul Graff, pense vivre, et ce que les adultes et la société autour de lui échafaudent à son insu pour baliser le chemin qu’il emprunte réellement. Le devenir adulte de Paul, son coming out of age, se trouvera accompli au terme du film lorsque cette faille sera colmatée, et qu’il sera au fait du fonctionnement véritable du monde. Paul s’imagine acteur d’une rébellion adolescente, fomentée en compagnie de son meilleur ami Johnny qui est dans la même classe que lui en sixième, jusqu’à ce que les parents de Paul le fassent changer de collège pour l’inscrire dans un établissement privé, à cause de la bêtise de trop – Paul et Johnny se sont faits prendre en train de fumer un joint dans les toilettes. Les deux ados restent amis même une fois éloignés, et envisagent même de fuguer ensemble loin de New York et des frustrations de leurs vies dans cette ville.
Mais Johnny est afro-américain et issu d’une famille pauvre, quand celle de Paul est blanche et disposant de juste ce qu’il faut de capital économique et culturel pour pouvoir se hisser dans la hiérarchie sociale – comme le transfert vers un collège privé en est la preuve. Les Graff, ex-Greizerstein, sont juifs et finiront toujours par être sèchement ramenés à cette part de leur identité par ceux qui sont au-dessus d’eux, mais Gray montre de manière désabusée à quel point ils ont épousé les soi-disant valeurs de ceux-là même qui les méprisent et les surplombent. Situé à l’orée de l’élection présidentielle de 1980 qui sacre Ronald Reagan, Amageddon Time porte un regard désabusé sur ce moment charnière de l’histoire où la classe moyenne toute entière, symbolisée par la famille de Paul, s’est laissée contaminer par la vision délétère du monde portée par cet homme, qu’ils rejettent pourtant en tant que personne. Ils n’en suivent pas moins à la lettre son plan plaçant la réussite individuelle avant tout (c’est le discours du père de Paul), au détriment des moins bien lotis que soi (Johnny sera la victime collatérale du « sauvetage » de Paul pour le placer sur les bons rails), et au prix d’un renforcement du modèle hétérogenré de répartition des rôles – au moins aussi douée et diplômée que son époux, la mère de Paul n’en est pas moins cantonnée au statu de mère au foyer.
Le personnage le plus ambivalent et crève-cœur du film, pour Paul comme pour nous, est son grand-père Aaron, superbement interprété par Anthony Hopkins. Sa stature morale bâtie sur de nobles pensées qu’il partage avec son petit-fils buvant ses paroles, finit par se fracasser contre la réalité contradictoire de ses actes, à commencer par le fameux changement de collège dont il est l’instigateur principal. Plus que ses seules paroles, c’est la dissonance entre ses paroles et ses actes qui servira de leçon de vie à Paul : « c’est dur de se battre, pas vrai ? », de rester fidèle à ses idéaux justes lorsque tout vous pousse à la solution de facilité de les renier et de vous laisser porter par le courant dominant. Celui à l’œuvre dans le monde d’Armageddon Time pousse à l’égoïsme, et au piétinement ou à l’abandon des faibles par les forts, des principes qui ont pris possession de tous les personnages. Gray l’affirme avec beaucoup de subtilité, et une observation acérée des détails qui font office de preuves irréfutables de ce délitement de la société – ainsi le destin d’un dessin de fusée, qui en quelques plans en dit ici aussi bien plus que de longs discours.
BOWLING SATURNE (France, 2022), un film de Patricia Mazuy, avec Achille Reggiani, Arieh Worthalter, Y-Lan Lucas, Leila Muse. Durée : 114 minutes. Sortie en France le 26 octobre 2022.
ARMAGEDDON TIME (Etats-Unis, 2022), un film de James Gray, avec Banks Repeta, Jaylin Webb, Jeremy Strong, Anne Hathaway, Anthony Hopkins. Durée : 115 minutes. Sortie en France le 9 novembre 2022.