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Après Leviathan (2012), documentaire dans lequel Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor filmaient des poissons, nageant, volants, des vagues, des étoiles, et tout juste un humain de loin dans la cabine d’un chalutier, puis Caniba (2017) avec lequel ils s’approchaient plus près de la figure humaine, au plus près même, collant à sa peau, captant son souffle, leur cinéma connaît une progression rapide dans son rapport au corps humain puisque dans De Humani Corporis Fabrica le tandem de documentaristes explore cette fois ses entrailles. Un voyage intérieur sensationnel.
Fruit de quatre ans de tournage, et d’une phase de montage forcément étourdissante (350 heures de rushs), De Humani Corporis Fabrica (2022) utilise les images ô combien invasives d’endoscopes, d’échographes et autres machines hospitalières, filmant l’intérieur des corps des patients puis, lorsqu’il en ressort, le film donne l’impression d’y être encore. Les salles, les couloirs, ces dédales, les hublots, les tuyaux, les sols, et sous-sols, tout de l’hôpital paraît vivant, organique, le bâtiment prenant lui-même l’apparence d’un corps, plus vaste et englobant. Et à l’inverse, les humains, en leur sein, sont détaillés comme des villes, à l’image par une figuration nouvelle avec laquelle les spectateurs et spectatrices se familiarisent à chaque pénétration, et tout autant si l’on tend l’oreille, comme lorsque deux soignants échangent sur leurs habitudes citadines pour un dialogue se substituant étonnamment à la visite interne proposée.
Tout se mêle et s’inverse, tels la mer et le ciel dans Leviathan, ici les notions de surface et de profondeur sont encore chamboulées – sentiment accentué par un montage prodigieux, les deux cinéastes jouant des ellipses pour opérer des basculements aussi radicaux qu’imperceptibles. Difficile de savoir où l’on se trouve, et pour combien de temps : souvent, des parois longées connaissent plusieurs possibles, une autre fois un son strident se répète et résonne, sans que l’on sache s’il est humain, animal, artificiel, jusqu’à la révélation, déchirante, qui atteste d’une autre ambition, plus secrète, du projet de Paravel et Castaing-Taylor qui, au-delà d’un trouble des sens fascinant, au-delà d’un désir d’épuiser les pistes formelles pour rendre compte des mondes enchevêtrés que chacun omet d’observer, s’avère aussi un documentaire implacable sur la situation actuelle de l’hôpital public français, avec ses richesses, mais ses manques, et son personnel admirable, mais vidé.
Une prouesse d’autant plus grande que le film n’a de cesse de déréaliser ce qu’il montre, d’une opération filmée et même conduite tel un jeu vidéo, à ses atours d’installation d’art contemporain, par son aspect expérimental mais aussi pour ce qu’il convoque : des animaux tranchés de Damien Hirst lorsque l’on scrute les malades strate par strate, aux corps bruts du sculpteur Ron Mueck quand le spectateur est dirigé vers la morgue de l’hôpital.
De Thanatos à Éros, le film se referme sur un plan-séquence inoubliable scrutant des crânes, des squelettes et chaque membre de chacun des vivants d’une fresque murale, s’adonnant à une orgie sensuelle autant qu’étrange, semblant ainsi faire se rejoindre de lointaines vanités hollandaises, relayant celles plus récentes de Hirst et de Mueck, et la valse perverse des corps entremêlés de Society de Bryan Yuzna (1989) – alors que la chanson « I Will Survive » couvrant ce final reste une promesse que ces dernières images rendent incertaine, rappel du trouble de tout patient se rendant à l’hôpital, ce lieu de survie, ce miracle de technologie, pour autant immuable terreau de nos angoisses.
DE HUMANI CORPORIS FABRICA (France, États-Unis, Suisse, 2022), un film de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Durée : 118 minutes. Sortie en France le 11 janvier 2023.