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Grâce à The Square, le cinéaste suédois reçoit la récompense suprême du Festival de Cannes, qui n’en est pas moins une suite logique après qu’il a été primé à la Quinzaine des réalisateurs pour Play en 2011 et reçu le Prix du jury Un Certain Regard pour Snow Therapy en 2014. Ayant définitivement abandonné la radicalité formelle de ses premiers films, Östlund n’en finit pas d’enrichir son cinéma pour autant et lui offre une sensibilité nouvelle, greffe parfaitement réussie.
C’est déjà un atout en soi, et une plus-value sur l’écrasante majorité des représentations filmées de ce domaine artistique, Ruben Östlund s’est manifestement posé cette question : «Qu’est-ce que l’art contemporain ?», et plus encore : «Qui sont ceux qui se le demandent ?». Et pour cause, à l’origine du film, étaient deux installations artistiques, incluant ledit «square» qui n’a qu’une importance périphérique ici, et toutes deux créées par Östlund lui-même et présentées au Musée Vandalorum à Värnamo, dans le sud de la Suède, comme il nous l’expliquait début 2015. Le film était prévu dès l’origine mais, sans doute, son expérience à Värnamo aura nourri le scénario final de The Square et en particulier le personnage central de Christian (Claes Bang), ici conservateur du X-Royal Museum. Que ce soit la scénographie, le rapport à l’espace, la physionomie des visiteurs, les décors, des plus grandes œuvres aux plus petits cartels, ou encore la caractérisation des personnages gravitant autour du X-Royal, le regard d’Östlund se montre extrêmement précis. Rien à voir avec Intouchables (O. Nakache et E. Toledano, 2011) par exemple, où l’on se contente de poser un tableau sur un pan de mur blanc, et pas grand chose non plus avec Nocturnal Animals (Tom Ford, 2016), vision sensée mais stylisée à outrance, éthérée, glamourisée de cet univers.
Ruben Östlund ne se contente évidemment pas de peaufiner les atours de son Square, car c’est l’intérieur qui se montre le plus dense. Au début du film, Anne, une journaliste (Elisabeth Moss) demande au conservateur Christian de clarifier des propos passés. Il sèche un instant puis trouve une analogie et l’interroge : «Si je place votre sac à main sur le sol de ce musée, est-ce de l’art ?». Anne est dubitative, et l’exprime suffisamment pour inciter les spectateurs de The Square à rire. Seulement, la question demeure pertinente puisqu’une démarche artistique peut être perçue comme pleinement constitutive de l’accomplissement artistique. Mais au-delà de cette perspective, Östlund saura l’extrapoler et poser en continu deux questions entremêlées à ses spectateurs : quand sommes-nous en présence de l’art ? Quand le sommes-nous du réel ? A l’exemple du sac à main, succèdent ainsi des séquences drôles et déroutantes, autour : d’un homme atteint du syndrome de Tourette perturbant une masterclass, d’une performance d’un artiste mimant le gorille jusqu’à terrifier son public, d’un vol de pickpocket, d’une voix appelant «à l’aide» avec un rythme curieusement métronomique, ou encore d’un véritable chimpanzé (Tiby), qui vit en collocation avec l’un des personnages. A chaque fois, semblent flirter la démonstration artistique et la main-mise du réel.
Mais dans le dernier cas, Östlund montre surtout que The Square n’est pas seulement épatant grâce à l’exhaustivité de son discours sur l’art contemporain, mais à l’inverse pour tout ce qu’il n’est pas. Cette séquence, par exemple, débute par un plan sur Christian regardant des dessins, posés au sol. Plus tard, on découvre qu’ils étaient réalisés par le grand singe lui-même. Le gag facile, insultant pour l’animal et pour l’art contemporain, aurait été de montrer Christian particulièrement admiratif devant ses œuvres, avant de révéler qui en était l’auteur. Östlund évite le piège. Plus tard, il nous dispense aussi du gag éculé du personnage qui n’est pas censé en comprendre d’autres qui ne parlent pas sa langue puis qui, finalement, les met dans l’embarras en leur révélant qu’il les comprenait. Dans le cas présent, Anne n’a véritablement rien compris à la discussion en suédois et la suite de la séquence porte sur un autre sujet. Dernier exemple : imaginez un gag avec un préservatif usagé et tiré par deux personnages, inévitablement il finit par… ne pas éclater. The Square plaît donc aussi quand il n’est pas celui que l’on redoutait qu’il soit.
La saynète grivoise susnommée invite à repenser à la rétrospective américaine consacrée à Ruben Östlund en 2014 qui avait pour titre «In case of no emergency». Le cinéaste s’est toujours amusé à faire monter la pression, pour mieux redescendre à l’ultime seconde avant la catastrophe ; rengaine réjouissante de sa filmographie, depuis son court Autobiographical Scene Number 6882 (2005) jusqu’à ce jour. Mais à l’inverse, le travail sur les plan-séquences extrêmement longs, les déplacements à l’image effectués en post-production, qu’il avait travaillé et précisé jusqu’à atteindre la merveille de formalisme qu’était Play en 2011, ces parti-pris visuels ne semblent plus l’intéresser. Mais si Östlund est passé à autre chose aujourd’hui, un découpage plus sage en particulier, c’est possiblement grâce à ce rapprochement tangible de ses personnages, mais aussi parce qu’il ne se réfugie plus autant derrière le second degré que dans Snow Therapy (2014), notamment lorsqu’il faisait pleurer son protagoniste comme un enfant. Pour ces raisons, The Square charrie aujourd’hui une émotion qui était encore étrangère à son cinéma récemment ; les yeux embués de Christian suffisent cette fois.
La mécanique du pétard mouillé qu’affectionne Östlund, on la retrouve ici lorsque Christian retrouve les boutons de manchette qu’il pensait s’être fait voler. La seconde séquence du film le voit victime d’un trio de pickpockets qui lui dérobe son porte-feuille, son smartphone et les fameux boutons. Comme lui, le spectateur ne voit rien. Si bien que lorsque les boutons réapparaissent, sans que le personnage ne s’en émeuve, on imagine un instant que le film va basculer et s’attacher dès lors au destin d’un mythomane. Or, le doute s’estompe au bout de deux minutes à peine, le vol était manifeste, tout cela pour rien.
En revanche, ce qu’il y a d’intéressant avec cette méprise, c’est qu’elle permet à Östlund de l’englober dans son gigantesque réseau de maladresses et malfaisances perpétrées à l’encontre de personnages socialement moins favorisés que les figures de proue de son récit. Christian, en plus d’avoir traité de criminels un ensemble de personnages d’un quartier défavorisé, les accuse de surcroit de ne pas avoir de cœur en leur reprochant hâtivement d’avoir dérobé les boutons de manchette «de son grand-père». Les conséquences de ce malentendu seront décortiquées avec humour et rigueur par Östlund jusqu’au terme du récit, prolongeant avec au moins autant de causticité et d’inventivité l’étude de la lâcheté qui définissait Snow Therapy, allant jusqu’à citer son propre et précédent film quand un homme s’échappe d’une situation périlleuse en laissant sa femme derrière lui.
Seulement, comme dit précédemment, le cynisme n’est plus le paravent dans la comédie d’Östlund, et l’émotion en est même devenu l’inattendu parangon. La confrontation des deux mondes opposés évoquée plus haut reste et plus encore devient le sujet central de The Square. Quand Christian perd un numéro de téléphone qui lui permettrait de (re)joindre l’autre « monde », on le voit fouillant les poubelles de son immeuble à la recherche du précieux numéro de téléphone : Östlund oublie le réalisme du moment et le montre au milieu d’une infinité de détritus jonchant le sol, dispersés à plat, rappelant la scénographie de la plus courte pièce jamais conçue (Souffle, de Samuel Beckett, 1969, 24 secondes).
Après cette dernière occurrence de l’horizontalité émanant du carré matriciel, que l’artiste exposant au X-Royal avait imaginé comme symbole d’un espace social de bienveillance, celui-ci laisse sa place dans le film à la forme plus complexe de l’ecalier. Si tant est que nous pourrions être réunis dans un même espace horizontal, resterait la verticalité pour nous diviser, rappelle Östlund : l’ascenseur social, la Suède d’en haut et la Suède d’en bas, etc..
Christian et ses deux filles montent l’escalier d’un immeuble quand ils se rendent dans le quartier a priori malfamé : il est en colimaçon et la caméra colimaçonne, donnant le tournis, car pour le conservateur du musée, cette marche n’a rien de naturel, c’est même une démarche. A d’autres moments, nombreux, Christian se retrouve temporairement démuni et contraint de demander de l’aide à ses congénères, le plus souvent en vain, et l’un d’eux se déroule en contre-bas d’un ensemble d’escalators. Et là encore, l’image cristallise la multitude, les entrelacs de nos vies, et l’on se souvient qu’elle a une jumelle dans Cemetery of Splendour (Apichatpong Weerasethakul, 2015).
Cemetery of Splendour d’Apichatpong Weerasethakul
Lors de le scène mémorable de la performance greffée à un dîner mondain, imitation jusqu’au-boutiste d’un gorille, une voix s’adresse en amont aux invités et leur conseille de «ne pas bouger, se cacher au sein du troupeau, en espérant que quelqu’un d’autre devienne la proie». Rester ou non dans le «carré», sortir ou non du range, si Ruben Östlund ne décide pas pour nous, il aura proposé un ensemble vertigineux et réjouissant de pistes de réflexions.
THE SQUARE (Suède-Allemagne-France-Danemark, 2017), un film de Ruben Östlund, avec Claes Bang, Elisabeth Moss, Christopher Laesso, Terry Notary, Dominic West… Durée : 2h22. Sortie en France le 18 octobre 2017.