8 films (et une série) en plus à SAN SEBASTIAN 2021
Du lauréat de la Concha de Oro à Jessica Chastain méconnaissable, en passant par quelques rattrapages cannois, aperçu des films vus à San Sebastian mais auxquels nous n’avons pas consacré de longues chroniques.
LA FORTUNA de Alejandro Amenabar (Série TV, Hors Compétition). La carrière d’Alejandro Amenabar, ex wonderboy (Ouvre les yeux puis Les autres alors qu’il n’avait pas encore trente ans), continue à prendre des chemins imprévus. Après le retour en Espagne en 2019 avec Lettre à Franco, voici le passage à la télévision avec cette mini-série (en six épisodes) à cheval entre Madrid et Atlanta, narrant une bataille légale entre le gouvernement espagnol et un chasseur d’épaves américain. Ce dernier a mis la main sur La Fortuna, un navire espagnol coulé il y a deux cent ans de cela, avec à son bord l’équivalent de cinq cent millions de dollars en pièces d’or et d’argent ; l’Espagne considère être le propriétaire légitime du navire et de sa cargaison (l’histoire est adaptée de faits réels, les différents noms ayant simplement été modifiés – le navire réel s’appelait La Mercedes). Tout en restant de la télévision à gros budget plus que du cinéma, calibrée et pas toujours très fine (en particulier une romance aussi inutile que stéréotypée entre deux protagonistes), La Fortuna remplit pleinement son contrat de divertissement bien mené – à l’exception de l’avant-dernier épisode, mal fichu. Très spielbergienne dans l’âme à plusieurs niveaux, et sachant se montrer à la hauteur de cette référence (l’enthousiasme enfantin de l’aventure et de la résolution d’énigmes ; la plaidoirie lors du procès qui évoque les monologues de Lincoln ou Le pont des espions, sur le fond comme dans la forme ; les derniers plans façon Les aventuriers de l’arche perdue), la série doit beaucoup à ses deux stars américaines qui élèvent fortement le niveau général. Clarke Peters (The Wire, Treme) est fidèle à lui-même, c’est-à-dire brillant ; et Stanley Tucci étonne en jouant son rôle de méchant pas du tout comme un méchant, ce qui enrichit le récit.
BLUE MOON de Alina Grigore (Compétition). Lauréat surprise de la Concha de Oro, ce premier long-métrage de la cinéaste roumaine Alina Grigore s’inscrit dans la lignée des succès de Radu Jude (autre roumain) à Berlin, et surtout de Julia Ducournau et Kira Kovalenko à Cannes et Audrey Diwan à Venise. Quatre films de femmes traitant du droit des femmes à décider par elles-mêmes, Grigore adossant ce sujet à une allégorie à charge plus globale sur les pathologies dont souffre son pays – domination masculine, corruption, droit du plus fort qui prévaut sur le droit légal, etc. Le problème est qu’elle a la main particulièrement lourde dans la forme qu’elle donne à son réquisitoire, où tout n’est que rage et brutalité surjouées en permanence. Le bouillonnement devient un brouillon usant, l’énergie indéniable du film est dissipée dans de grands moulinets et hurlements au lieu de servir à emmener le récit quelque part. Il y a du mieux dans le dernier acte, qui trouve un fil directeur plus solide, sous la forme du plan échafaudé par l’héroïne pour sauver sa sœur à défaut d’avoir trouvé un moyen de se sauver elle-même. Mais la proposition dans son ensemble reste peu probante, si l’on ne se fait pas happer d’entrée par son intensité.
LA CAJA de Lorenzo Vigas (Horizontes Latinos). Hatzin, adolescent de Mexico City, part à la place de sa grand-mère malade loin de chez lui, chercher les restes de son père retrouvé dans une fosse commune. Cela ferait un beau court-métrage, que Lorenzo Vigas détourne vers un chemin de traverse lorsque Hatzin fait le choix du déni, et se convainc qu’un inconnu entraperçu dans la rue est son père bien vivant. L’homme en question accepte de le prendre sous son aile et le forme à prendre sa succession dans son travail, ce qui fait de Hatzin le guide candide du spectateur dans les coulisses du travail textile clandestin – embauches à la criée sur les parkings, droit du travail foulé aux pieds, vol de machines pour damer le pion à un concurrent et ouvrir un atelier clandestin à sa place. La marche du récit fonctionne, soutenue par la mise en scène distante et sans affect, jusqu’à l’atteinte d’un point de non-retour : l’élimination (définitive) de gêneuses qui menacent le business. Hatzin est encore trop innocent pour pouvoir digérer cela, le film n’a pas d’idée d’une autre piste narrative sur laquelle le placer – alors il stoppe tout, net, et se replie sur le court-métrage de départ, dans un geste d’une brusquerie déconcertante et frustrante même si l’idée qui le sous-tend (Hatzin préfère finalement son père mort à son père vivant) est juste.
DANS LES YEUX DE TAMMY FAYE de Michael Showalter (Compétition). Étrange projet que cette fiction adaptée d’un documentaire (d’il y a vingt ans) sur le même sujet, dont il reprend jusqu’au titre et aux images d’archives qu’il s’échine à reconstituer aussi fidèlement que possible. À quoi bon, alors ? D’autant plus que le film manque cruellement de point de vue, d’enjeux, de thèmes, se contentant d’égrener façon zapping (puisqu’il est question de couvrir presque un demi-siècle en deux heures) des vignettes de la vie de Tammy Faye, télé-évangéliste star dont la carrière fut stoppée net par les crimes et délits de son mari. Deux moments surnagent et laissent le sentiment que le film est passé dans les grandes largeurs à côté de son sujet. Une interview menée en direct avec un homosexuel malade du sida, en pleine période Reagan (seul instant où transparaît l’engagement de Tammy auprès des LGBT+, pourtant fièrement mentionné dans le carton de fin) ; et un tour de chant après des années d’oubli, où la mise en scène arrête enfin de viser la seule copie conforme du réel et entre dans l’esprit de son héroïne pour en fouiller les fantasmes. C’est trop peu, trop tard pour nous ôter de la tête le sentiment que le film n’a servi qu’à permettre à Jessica Chastain (également productrice) d’accomplir son désir de devenir Tammy Faye, dans une étonnante performance transformiste que rien n’accompagne.
LES POINGS DESSERRES de Kira Kovalenko (Zabaltegi). Comme son équivalent lauréat de la Palme d’Or Titane, ce film vainqueur du Grand Prix du Certain Regard à Cannes ne croit qu’en une forme cinématographique faite de coups assénés au public. Son héroïne, Ada, est comme prisonnière d’un village où les geôliers sont tous les hommes qui l’entourent, minables harceleurs qui considèrent son corps comme leur propriété, ce que la mise en scène rend sans cesse explicite. L’histoire de l’émancipation d’Ada hors de cet environnement passe par une surcharge permanente dans l’expression des maux et des conflits, avec un usage du plan-séquence qui s’apparente à frotter contre notre peau du papier de verre plusieurs minutes durant sans interruption, afin d’être bien sûr que l’on saisisse la douleur, le malaise, l’angoisse. Ce que l’on ne saisit pas, c’est la vie de cet univers et de ses occupant.e.s – les traumas intimes ou généraux (par exemple l’arrière-plan de guerre civile et d’attentats, qui oppresse la république russe où se déroule le film, reste très vague) dont découlent les souffrances dépeintes à l’écran restent sous-entendus, jamais clairement énoncés. On observe Ada et les autres se débattre contre des démons invisibles.
TOUT S’EST BIEN PASSE de François Ozon (Perlak). Voici donc la deuxième adaptation posthume du livre d’Emmanuèle Bernheim relatant le suicide assisté de son père (ce qui n’est pas sans une pointe d’ironie), après celle d’Alain Cavalier en 2019, Être vivant et le savoir. Celle de François Ozon en est l’antithèse (comme elle est l’antithèse d’une autre adaptation de récit littéraire réel vue à San Sebastian, Enquête sur un scandale d’État) en faisant le choix d’une fidélité extrême au récit – choix qui n’est pas le bon. L’histoire réellement intéressante, celle du cheminement clandestin vers un suicide assisté réalisé en Suisse, se retrouve noyée sous plusieurs strates d’anecdotes (le livre prend la forme d’un journal intime) superficielles, voire maladroites. Alors qu’il prend place dans un milieu financièrement et culturellement hautement favorisé, qu’il filme sans distance, le film lance ainsi au détour d’une réplique sur le coût financier de toute l’opération « mais comment font les pauvres ? »… Ozon, si doué pour filmer les corps et les ambiguïtés, s’en tient ici à distance, visant la sobriété et la pudeur à tout prix. Il n’atteint qu’une neutralité ronronnante et inexpressive (deuxième ironie : le mort en attente André Dussollier est bien plus vivant que la vivante Sophie Marceau), à tel point que sa mise en scène qui n’insuffle aucune vie à la vie que le personnage veut quitter peut ressembler à une manière tordue de lui donner raison.
HARUHARA-SAN’S RECORDER de Kyoshi Sugita (Zabaltegi). Il y a une histoire dans Haruhara-san’s recorder, très clairement exposée dans son synopsis écrit mais totalement évanescente dans le film tel qu’il apparaît à l’écran. Et il n’est pas nécessaire d’avoir cette histoire à l’esprit pour se sentir le bienvenu dans le film, comme sont les bienvenus les hôtes accueillis par l’héroïne, Sachi, dans le café où elle travaille, ainsi que dans son appartement. On boit du bon café et on mange de bons gâteaux, tout le monde fait preuve de bonté et d’empathie… La convalescence et la reconstruction après un deuil (car c’est de cela dont il est question dans le film pour Sachi, et qui fait sens pour nous spectateurs en ces temps de pandémie – laquelle est d’ailleurs rendue explicitement présente, avec les masques portés par les personnages) se fait au sein d’une bulle de douceur, à Tokyo mais loin de l’agitation de ses quartiers les plus connus. La délicatesse de la mise en scène flirte parfois avec l’effacement ; mais la plupart du temps elle crée beaucoup avec très peu, et il y a tout à gagner à se laisser porter par le doux et paisible courant du film.
LAS LEYES DE LA FRONTERA de Daniel Monzón (Hors Compétition). On attendait un peu plus du film de Daniel Monzón, en clôture de cette 69ème édition. Pas de l’originalité, non : cette histoire de gentil garçon devenu voyou a beau ne pas s’embarrasser de réalisme (notre héros passe de bizut à braqueur de banques en un été ; « it escalated quickly » comme disait l’autre), elle se fait un devoir de suivre le parcours le plus balisé possible. Sans se presser. Si Las Leyes de la Frontera fait d’abord gentiment illusion, ses coutures déjà pas très solides craquent sous l’effet d’une durée exagérément longue (130 minutes). D’abord reconstitution ripolinée de la Catalogne des seventies, avec soirées disco, voitures neuves, vêtements repassés et un monde autour qui ne vit pas mais bouge simplement quand il entend « action ! », le film se perd ensuite dans des scènes d’action ringardes, dont une course-poursuite franchement tarte où la banalité des cadrages le dispute aux absurdités de scénario.
La 69ème édition du Festival de San Sebastian s’est déroulée du 17 au 25 septembre 2021.