Newsletter Subscribe
Enter your email address below and subscribe to our newsletter
En mai 2016, le journal Libération démarre une série d’articles dénonçant comment l’office policier chargé de la lutte antidrogue en France est devenu un des plus gros acteurs du trafic en Europe. L’affaire, toujours en cours d’instruction à ce jour, a débouché sur plusieurs démissions et mises en examen en haut lieu. Pour son premier long-métrage hors de Corse, le cinéaste Thierry de Peretti (Les apaches, Une vie violente) se saisit du dossier tout en s’écartant du fonctionnement habituel des films-dossiers. Un pas de côté affirmé dès le titre, version légèrement remaniée de la première une de Libération sur le sujet – « révélations sur un trafic d’état ».
Le texte du carton d’ouverture du film, qui précise comme c’est de coutume que tout ce qui suit est une fiction bien qu’inspiré de faits réels, n’est ainsi pas à prendre uniquement en tant que protection juridique, mais aussi au sens premier. De Peretti et sa coscénariste Jeanne Aptekman ont tout réinventé, légèrement désaxé, jusque dans les dates, les noms, les petits détails. C’est un des moyens pour le duo de prendre du recul par rapport à l’affaire, et de ne pas seulement transposer à l’écran l’enquête faite par d’autres, mais d’étudier également les conditions de sa réalisation, les vies de ceux qui l’ont faite. De la sorte, c’est plus qu’un système de crime organisé qu’il va s’agir de disséquer : c’est l’écosystème plus général d’une société.
Va ainsi se renforcer tout au long du film la connexion qui se remarque d’entrée, avec la (meilleure) série (de l’histoire), The Wire, et plus particulièrement sa dernière saison qui traite des rapports entre police et médias. Dans cette saison, les policiers inventent des criminels pour obtenir les moyens d’enquête dont ils sont privés par les restrictions budgétaires ; les journalistes renchérissent sur l’affabulation de départ pour en faire leurs gros titres et prendre la lumière. Le cynisme violent de ce récit se retrouve dans Enquête sur un scandale d’État sous une forme plus feutrée, car moins virulente et plus désabusée. Il s’y mue en fatalisme, né du constat que chacun, à tous les niveaux, dans tous les milieux, fera toujours passer ses visées particulières avant l’intérêt commun – et ce sans nécessairement penser à mal, simplement en se focalisant au détriment du reste sur ce qu’il y a à gagner dans une situation donnée. Chacun se satisfait de ne voir que sa petite partie du tableau, d’en tirer le maximum, et c’est ainsi que le système dans son ensemble peut continuer à tourner sans tourner rond.
Le scandale révélé par Libération, sur la base des informations de son informateur, trouve comme dans The Wire sa source dans la politique du chiffre, qui « tue » le travail de la police ainsi que cela est dit dans la série. Afin de procéder à des saisies record de cannabis (plusieurs tonnes d’un coup), l’office français de lutte contre le trafic de drogue s’est mis à… pratiquer le trafic de drogue, s’acoquinant avec des passeurs dont il ponctionnait de temps à autre une partie de la cargaison pour l’exposer devant les caméras, tandis que le plus gros de la marchandise suivait tranquillement sa route jusqu’aux consommateurs. Les dealers continuent à remplir leurs objectifs, les policiers remplissent les leurs, tous s’accommodent de cette situation : c’est ce qu’affirmait Libération, mais ce n’est qu’une partie de ce que montre De Peretti. Lui filme également les conférences de rédaction du journal (où chacun.e pitche son article afin d’obtenir le plus d’espace possible), les tournages de reportages TV (dont le réalisateur se plaint de témoignages, pourtant éclairants, parce qu’ils ne sont pas assez télégéniques), les fêtes entre journalistes (où sous les amitiés de façade les ego s’affrontent avec violence), les déjeuners avec les éditeurs (où l’on ne discute que des chiffres de vente du livre à venir, tiré de l’enquête). Soit autant de lieux où prévalent, comme chez les policiers et les dealeurs, des enjeux à court terme et à horizon réduit, et générateurs des conflits en pagaille (par exemple, lorsque l’indic en veut au journaliste d’envisager prendre du recul une fois le livre paru).
Les personnages sont sur la même ligne : tous sont des êtres ambigus, irréductibles à des positions établies de bons ou méchants, du flic ripou que Vincent Lindon transforme en vendeur convainquant et visiblement convaincu de ses stratégies, à l’enquêteur maladroit et faillible, en passant par l’indic (extraordinaire Roschdy Zem) agissant par ressentiment et qui n’a pas rompu avec les milieux louches que ses missions lui ont fait fréquenter. Avec tous ces éléments, et le complexe kaléidoscope de séquences qu’ils compose – on saute sans cesse entre les lieux, les périodes, les strates sociales – , De Peretti ne met pas en scène l’opposition entre deux mécaniques parfaitement huilées, celle du crime et celle de son démantèlement, comme c’est la norme dans les récits de mafia ou d’enquête. Il dépeint un monde tout entier fait d’imperfections et de zones grises, un labyrinthe dont nul ne détient un plan d’ensemble permettant de trouver une issue. C’est ainsi que le manège repart une fois de plus pour conclure le film, en se projetant au-delà du livre adapté, en 2019 : les dealers dealent toujours, les flics continuent leurs arrestations et leur communication, les journalistes écrivent des articles. Tout le monde tient correctement son poste et rien ne change.
ENQUÊTE SUR UN SCANDALE D’ÉTAT (France, 2021), un film de Thierry de Peretti, avec Roschdy Zem, Pio Marmaï, Vincent Lindon. Durée : 120 minutes. Sortie en France le 9 février 2022.