BERLIN 2020 en 9 films

De Delépine/Kervern à Ferrara, d’un documentaire en noir et blanc sur un cochon à une tentative de giallo autour d’une doubleuse de films d’angoisse, du voyage d’un pantin qui veut devenir un vrai petit garçon à celui d’une adolescente qui ne veut pas devenir mère, de Shirley à Mogul Mowgli : retour sur neuf des longs-métrages présentés en compétition et dans les autres sélections de la 70è Berlinale.

 

EFFACER L’HISTORIQUE de Benoît Delépine et Gustav Kervern (Compétition). Boomer, le film. En s’attaquant au tout-connecté, Delépine et Kervern, 118 ans à eux deux, ne pouvaient que nous dire que c’était mieux avant, que nous sommes les esclaves consentants de smartphones qui rendent le monde neuneu, que voulez-vous ma bonne dame y a plus de saison… Ils l’assument. Pas à la manière des Tartuffe chez qui les « j’assume » sonnent comme des « rien à cirer », mais en conteurs conscients des limites de leur champ de vision. Ils savent que leur histoire perdrait s’ils devaient laisser de la place à des connectés qu’ils ne comprennent pas. Il n’y a donc pas de jeunes dans Effacer l’historique, pas de véritables personnages nés dans le numérique, simplement des silhouettes d’ados. Il n’y a pas davantage de dialectique : seulement la thèse (le grand réseau a fait de l’absurde une norme mondiale dont on ignore/oublie à quel point elle est pétée), sans antithèse (le monde d’avant l’iPhone n’était pas forcément meilleur), ni synthèse (toute juste reconnaît-on l’intérêt de rester en contact… à condition de le faire avec des pots de yaourt reliés par un fil), mais le film a pour lui son mauvais esprit et le rire qui va avec. L’ensemble ne sort pas d’un grand format Groland et pioche clairement au moment où il se raccroche à une idée déjà à l’œuvre dans Louise-Michel (tout plaquer pour aller demander des comptes aux puissants invisibles, ici les GAFA). Il s’avère plus ou moins inspiré quand il recherche ce « rire qui ne fait pas que ça » mais tire le meilleur de ses acteurs à chaque fois qu’il ose inventer plutôt que constater : Corinne Masiero confesse son addiction aux séries comme si elle était une junkie ; Denis Podalydès transforme un démarchage téléphonique en flirt adolescent ; Blanche Gardin s’échappe d’une soirée alcoolisée pour s’introduire en douce chez son ex et parler à son fils. Ces acteurs et les nombreux guest transforment sans mal la moindre réplique en punch line : « ma grand-mère a inventé la galette-saucisse » ; « mon mec a été muté à Aurillac à cause de son boulot de punk à chien ». Effacer l’historique aurait pu leur donner encore plus à faire mais ça suffit déjà pour être bien au-dessus de la moyenne des comédies françaises.

 

GUNDA de Victor Kossakovsky (Encounters). Plus de 90 minutes, muettes, en noir et blanc, sur des cochons, des poules et des vaches : ce n’était visiblement pas suffisant pour attirer le chaland alors le programme s’est retrouvé enrobé d’un storytelling ; c’est de bonne guerre. Un producteur exécutif inattendu, Joaquin Phoenix, embarqué sur le film après avoir été subjugué par son premier montage, et un soutien notable, Paul Thomas Anderson, qui considère ce long comme du « pur cinéma ». Nous ne savons pas si les deux hommes ont vu et apprécié Leviathan ou Le Quattro volte mais jamais Gunda ne s’approche, même de loin, de la cosmicité et du vertige existentiel de ces deux grandes histoires de la vie animale. Ce serait injuste de reprocher à ce film d’avoir été survendu sur nos TL, surtout qu’il ne manque pas de qualités visuelles et techniques. La principale : sa caméra toujours en mouvement, au ras du sol, en plan-séquence, accompagne si bien les bêtes que la main qui la tient se fait oublier, de même que la présence humaine dans le champ. Le champ à tous les sens du terme : ce qu’il y a de gratifiant avec Gunda, c’est de le considérer comme une œuvre sur les autres animaux par les autres animaux, un film authentiquement post-humain, produit après notre règne. Ces poules libérées de leurs cages en pleine pampa, ces bovins dont l’enclos n’est bizarrement pas fermé, cette truie et ses petits livrés à eux-mêmes : tout pourrait concourir à décrire un monde où l’humain aurait été effacé et dont il se serait retiré volontairement ou non. On s’attend presque à découvrir un panneau Tchernobyl ou Fukushima. Las, nous avons à la place quelques vaches filmées comme si elles posaient au Studio Harcourt, dont le réalisateur cherche à tout prix le regard caméra, et un ultime plan-séquence interminable chargé de rappeler que la ferme, c’est de l’élevage. Pas sûrs que les militants antispécistes eux-mêmes adhèrent totalement à cette vision romantique et vieillotte, aussi loin de Babe que des vidéos de L214.

 

HIGH GROUND de Stephen Maxwell Johnson (Berlinale Special Gala). Sans atteindre le niveau de ses glorieux ainés, voilà un western comme en ont fait jadis Budd Boetticher ou Monte Hellmann. L’Australie des années 1930, une intrigue épurée, trois ou quatre endroits différents, pas beaucoup plus de personnages, la nature pour seul décor : cet affrontement entre des Aborigènes devenus vengeurs faute de justice et les Britanniques racistes responsables de leurs malheurs, est de ces films qui considèrent la modestie comme une vertu. Il y a bien quelques affèteries hors-sujet : des vues aériennes mécaniques (drone ? Monomoteur ?) qui embrassent trop largement le paysage alors que c’est justement la petite envergure théâtrale de chaque lieu qui fait mouche ; un relief sonore exagérément prononcé quant aux bruits des petites bêtes, au point qu’on soupçonne nos héros d’avoir une ouïe surdéveloppée. Ca ne suffit pas à caviarder la petite dramaturgie qui se déploie avec les coups de feu et rien d’autre, le traitement sans folklore ni couleur locale – nous semble-t-il – des personnages aborigènes, et cette trame à la gâchette si facile qu’elle serait presque risible s’il n’était question, aussi, de montrer un cercle tellement vicieux de violences que seule la pénurie de balles ou de tireurs peut le rompre.

 

MOGUL MOWGLI de Bassam Tariq (Panorama). Un rappeur qui renoue avec sa famille juste avant une tournée cruciale s’effondre (littéralement) physiquement et mentalement. La métaphore tapie derrière est tout sauf légère : il souffre d’une maladie auto-immune, héréditaire qui plus est, due au fait que ses globules blancs ne reconnaissent plus son corps ; de la même manière qu’il est dans l’incapacité à se reconnaitre dans ses origines, étant né en Angleterre d’immigrés indiens musulmans – on les traite donc de « Pakis » alors qu’ils n’ont rien à voir avec ce pays. Le film n’en tire malheureusement pas grand-chose, fait du surplace autour des bonnes idées posées d’entrée et n’attend que la toute fin pour ouvrir une porte vers la suite (porte que l’on ne franchira donc pas). C’est regrettable car Mogul Mowgli est riche en atouts. Riz Ahmed est excellent dans le rôle principal, dont il fait ressentir toutes les nuances et déchirures. Les scènes de rap sont puissantes (et portent haut le propos du film – profitant du fait qu’Ahmed soit lui-même rappeur, comme ce que 8 mile faisait avec Eminem), et même les moments hallucinatoires sont réussis en termes de mise en scène et d’intégration au récit, ce qui n’est pas si fréquent. Mais le film fait finalement si peu avec cette matière et ces qualités…

 

NEVER RARELY SOMETIMES ALWAYS d’Eliza Hittman (Compétition). La séquence-titre, celle dont la réalisatrice est la plus fière (sinon pourquoi la revendiquer ainsi ?), est justement la moins représentative des atouts du film. « Jamais, rarement, parfois, toujours » : ce sont les réponses que doit donner Autumn, 17 ans, à un questionnaire préalable à son avortement tardif (18 semaines). C’est le « moment CV », celui où la protagoniste se raconte et lève le voile sur une vie sexuelle que l’on comprend brutale et traumatisante. Avant et après, le film tient bien en équilibre sur un thème difficile (l’IVG d’une ado désargentée) rendu glissant par un réalisme implacable (l’avortement a beau être légal aux USA, dans les faits, y accéder est un parcours du combattant, décourageant et éprouvant) et la hantise de ce que des opposants à l’IVG pourraient lui faire dire (« vous voyez l’épreuve que c’est, donc ne vous l’imposez pas »). Il ose même des situations plus qu’inconfortables, sans verser dans le misérabilisme, y compris quand il se risque à montrer la cousine de l’héroïne devoir jouer les escort girls pour avoir de quoi payer les frais périphériques à l’IVG. Mais là précisément, sur son climax revendiqué, il force. En se collant au visage de son personnage, en plan-séquence, et en laissant hors-champ une interlocutrice compatissante, compréhensive, Never Rarely Sometimes Always réalise une performance de mise en scène au détriment de la sensibilité. Sa réalisatrice, Eliza Hittman, transforme une confidence partielle et douloureuse en un interrogatoire brutal, qui fait évidemment la part belle à l’interprétation de son actrice Sidney Flanigan, aculée par la caméra pendant de longues minutes. La scène ne suffit pas à discréditer ce long-métrage aussi déterminé et combatif que son héroïne, mais le voir la revendiquer comme son morceau de bravoure – elle l’est, oui, au prix de l’empathie – nous laisse plus partagés qu’on ne devrait l’être.

 

PINOCCHIO de Matteo Garrone (Berlinale Special Gala). Garrone est un cinéaste de contes de fées, qu’il les aborde frontalement (Tale of Tales), les transforme en parabole (Dogman et Le Vaillant Petit Tailleur ou sa variante Jack le tueur de géants) ou en fasse l’horizon inatteignable d’une classe populaire qui n’a plus que les illusions pour se bercer (Reality et son émission télé). C’est naturellement au pied de la lettre qu’il prend le texte de Collodi, respectant ses intentions (une histoire d’enfants, racontée à hauteur d’enfants, à des enfants) et sa structure feuilletonnesque qui joue malheureusement contre le film. Il n’y a pas d’intrigue dans ce Pinocchio, pas de progression, ni dramatique ni émotionnelle, mais des saynètes qui fonctionnent indépendamment les unes des autres et dont la succession pourrait se jouer sur un lancer de dés. Walt Disney n’a pas toujours su quoi faire d’un héros de littérature qui n’en était pas vraiment un et servait surtout de guide (son Alice le prouve). Avec Pinocchio, il avait trouvé la solution, et sans trop éclairer, pour une fois, les zones d’ombre du récit original. Le monde du Pinocchio de Garrone n’est pas l’asile de fous d’Alice au pays des merveilles mais un cirque sans chapiteau où chaque station du calvaire du pantin, avant son devenir organique, sert un nouveau numéro. Les monstres de foire y sont traités avec un minimum de CGI et beaucoup de prothèses, en authentiques chimères, avec tout ce que cela a de fantastique et d’incommodant. Comme issu de croisements entre Honoré Daumier et Téléchat, ce bestiaire constitue la principale et quasi unique attraction d’un voyage dont les vertus sont surtout éducatives et qui ne questionne jamais cette philosophie pourtant vertigineuse qui veut qu’on ne nait pas humain, mais qu’on le devient.

 

EL PRÓFUGO de Natalia Meta (Compétition). Il est surprenant de voir le catalogue de la Berlinale décrire ce long-métrage argentin comme un « thriller psychosexuel hautement original » tant il n’est rien rien de tout cela. Thématiquement inspiré par le giallo – mais pas stylistiquement, dommage – El Prófugo (L’intrus) tourne autour de Suspiria et d’Opéra comme une poule autour d’un couteau. Ca brille, c’est tranchant, mais comment s’en servir ? Avec une femme sujette à un dédoublement de personnalité meurtrier (elle est souvent devant des miroirs) ? Une analogie entre artifice cinématographique et sadisme (attention mise en abyme : notre héroïne double en espagnol un film d’angoisse japonais) ? De la sorcellerie ? Les mystères s’accumulent sans jamais donner l’envie d’être percés, mais il y a pire. Le pire, c’est l’oxymore qui caractérise ce long-métrage et dont il n’a pas conscience, cette contradiction totale entre une hypothèse (la protagoniste ne se voit pas tuer) et sa contestation permanente par l’image (le point de vue est univoque ; le découpage visuel, trop fainéant pour laisser un espace au doute ou à l’interprétation). Que cet enfumage se dissipe en laissant croire qu’il n’était question que d’hystérie, dans un final où l’autosatisfaction le dispute à la désinvolture, étonne à peine.

 

SHIRLEY de Josephine Decker (Encounters). La réalisatrice de Madeline’s Madeline entre dans la catégorie supérieure du cinéma indépendant, avec ce biopic de la romancière américaine Shirley Jackson qui se concentre sur la période de l’écriture de son roman Hangsaman. Le résultat est en demi-teinte. Film de commande (le premier dont Decker n’est pas également scénariste et monteuse), appartenant à un genre sage et ultra balisé, produit par son actrice principale (Elizabeth Moss, dans sa zone de confort et la droite ligne de Her Smell), Shirley souffre essentiellement de son refus de choisir entre ses quatre personnages principaux – Shirley, son mari et geôlier patriarcal, le couple plus jeune qu’ils accueillent chez eux tout en en faisant leurs larbins, qui reproduit les mêmes dynamiques délétères entre mari et femme. Tous et toutes sont des premiers rôles en puissance avec, qui plus est, des ambitions distinctes (au milieu desquelles la littérature pratiquée par Shirley Jackson se retrouve diluée) et des allégeances changeantes. À force de vouloir tou.te.s les développer à égalité, le récit les traite tou.te.s de manière frustrante. En toute fin de parcours, une piste prend quelque peu le dessus sur les autres : celle de la sororité entre femmes toutes asservies de la même manière par les hommes, et donc rapprochées dans leur chair et leur âme par cet état de fait. Mais ce n’est qu’un premier pas, bien tardif.

 

SIBERIA de Abel Ferrara (Compétition). Dans Tommaso, le précédent long-métrage du cinéaste (qui ne date que de l’année dernière), Willem Dafoe jouait son alter ego et travaillait au scénario et aux story-boards d’un film nommé… Siberia (en plus de vivre dans son appartement, avec sa femme et son enfant). Ce que l’on entrapercevait de ce projet semblait trop aberrant pour être vrai. L’autofiction de Tommaso était pourtant aussi fidèle à la réalité sur ce point que sur tous les autres : Siberia existe bel et bien, et est bel et bien une aberration (dont la mise en scène et la photographie sont tout de même remarquables). On y suit Willem Dafoe (qui répond donc toujours présent pour Ferrara, avec une confiance aveugle et une implication totale qui sont presque ce qu’il y a de plus fascinant dans ces longs-métrages successifs) dans un parcours qui l’emmène de la toundra (tournée en Italie) au désert (mexicain) et à la forêt (allemande), et dont la nature reste indéterminable. Écriture automatique à la manière des surréalistes, ou divagation psycho-analytique où ce que l’on voit est la projection des névroses du héros ? Toujours est-il que l’on y croise un ours, on traverse un camp de la mort, une oasis, une ronde d’enfants, voit des freaks nus dans une cave, un reflet qui parle à Dafoe comme le Bouffon Vert dans Spider-Man, un poisson mort qui parle lui aussi ; avec des dialogues sans queue ni tête. Ce train fantôme plus ridicule qu’énervant (sauf lorsque Ferrara ne peut s’empêcher de rendre toutes les femmes anonymes, nues et offertes sexuellement au personnage masculin) plonge surtout dans une incrédulité vite oubliée.

 

La 70è Berlinale s’est déroulée du 20 février au 1er mars 2020.