LEVIATHAN de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor

La vie à bord d’un chalutier industriel, au large de la côte Est des Etats-Unis : à la fois film de philosophe sur une activité manuelle et documentaire très concret sur une activité à la portée cosmique, Léviathan dégage une puissance exceptionnelle. Sélectionné à Locarno 2012 et multi-récompensé à Belfort.

L’état de sidération dans lequel nous plonge Léviathan est proportionnel à l’écart entre son résultat final et les attentes que le projet pouvait susciter. La démarche de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor, artistes et professeurs d’ethnologie à Harvard, évoquait celle de Douglas Gordon et Philippe Parreno lorsqu’ils entreprirent de se servir de Zinedine Zidane comme d’un prisme du 21ème siècle naissant. Grosso modo, deux intellectuels et plasticiens qui s’emparent d’un objet trivial pour en faire une œuvre d’art, non pas à la manière de Duchamp et son urinoir, puisque le geste ne se limite pas à un déplacement, mais repose sur un dispositif. L’entreprise footballistique, louable, échouait à convaincre totalement pour diverses raisons, l’une d’elles étant assurément liée à la concurrence incroyable à laquelle elle s’exposait en matière de mises en scène du sport numéro un de tous les écrans. Léviathan n’a pas ce problème. Il n’existe pas vraiment de canons esthétiques en matière de cinégénie de la pêche, exceptés la prise des thons sous les yeux d’Ingrid Bergman dans Stromboli et, à l’autre bout du spectre, la sortie en haute mer fatale aux héros de En pleine tempête. Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor ont donc trouvé un bon sujet, à la fois relativement inédit et pourtant familier, un sujet doté d’un potentiel spirituel d’autant plus fort que nous sommes ici, littéralement, dans les eaux de Moby Dick, au large de Nantucket.

Malgré son titre, il n’est pas question de monstre marin dans Léviathan, parce que c’est tout l’océan qui s’y impose comme un bouillonnement cosmogonique. Cela tient à une idée toute simple des réalisateurs : filmer tout petit ce qui est très grand. Quand il y a des plans d’ensemble, ils sont plongés dans une obscurité naturelle telle – le travail se fait aussi de nuit – qu’elle sert de cache. L’inquiétude est là, le danger semble présent, sauf qu’il reste impossible à identifier, comme dans un Projet Blair Witch en pleine mer. Le reste n’est que plans moyens, et surtout gros plans, très gros plans. Il s’agit de capter les frémissements des petits êtres vivants, de toute cette impressionnante ménagerie à écailles, à carapaces ou à plumes, dans le sillage d’un navire qui finit par ressembler à une arche de Noé déglinguée. Grâce aux bruits permanents et plus ou moins lointains, on devine un hors-champ étendu à l’infini. On sent que la vie tient toute entière à la fois dans ce bateau et sa périphérie immédiate, et dans le film. C’est là que Léviathan est plus fort que Zidane, un portrait du 21ème siècle (ce n’est pas joli pour un critique de comparer ce qui n’est pas forcément comparable et d’enfoncer l’un pour élever l’autre, mais puisque nous avons commencé… ) : c’est un film d’artistes-marins, alors que Zidane n’était pas un film de footballeurs, mais bien un film d’artistes sur un footballeur. La différence majeure tient au dispositif technique. Dans Léviathan, il n’y a pas de placement de la caméra, et il n’y a pas de mains pour la tenir. L’essentiel des prises de vues se fait avec quelques appareils embarqués, attachés aux pêcheurs, charriés par le roulis sur le pont du bateau, secoués dans le filet, emportés par les mouettes (comment diable ont-ils tourné ce plan à la fois marin et aérien qui décolle à la manière d’un poisson emporté par le bec d’un volatile ?). Les cinéastes ont fait de ceux qu’ils devaient filmer leurs techniciens et acteurs (toutes les espèces visibles dans le film figurent à la distribution, au même titre que les marins). Pour visualiser l’ampleur de cette proposition, il faut imaginer un peintre arrivant à faire en sorte que son modèle se peigne lui-même, tout en produisant au final une œuvre signée de lui, l’artiste.

Léviathan est donc un documentaire sur la pêche industrielle et une œuvre d’art, un film qui peut-être projeté en salle, exhibé dans une galerie d’art contemporain, voire même vendu à la criée ou diffusé dans Thalassa. Le mystère Picasso de Clouzot était jusqu’à présent l’une des rares créations à avoir atteint ce point de fusion, à se confondre avec l’objet filmé au point d’en devenir indissociable, mais c’était un film sur l’art. Léviathan ne montre rien d’autres que la pêche industrielle, ses poissons vidés, ses pauses dans les coursives, ses manœuvres, et toute la vie animale qui gravite autour. Son montage réduit au maximum les coupes apparentes pour que rien ne vienne interrompre ce qui peut circuler entre toutes ces entités, y compris les machines avec leurs rouleaux tirant des profondeurs des câbles semblables à des intestins géants (la dernière fois que ce liant avait été si convaincant, c’était dans Le quattro volte de Michelangelo Frammartino, avec ses passages entre minéral, animal et végétal). L’écriture de Paravel et Castaing-Taylor se situe essentiellement à ce niveau. C’est judicieux, car même s’il s’agit de garder et de couper, cela immunise les auteurs de toute pédanterie. Le moindre décadrage, la durée la plus prononcée ne peuvent leur être imputable puisque la prise de vue est conditionnée par l’activité à bord, quotidienne et non dirigée par les réalisateurs. D’où l’impression, évidemment fausse, que la beauté nait de manière accidentelle, avec cette raie découpé violemment comme si l’on tailladait pas seulement un poisson mais la célèbre nature morte de Chardin, ces oiseaux qui évoquent ceux d’Hitchcock ou ces étoiles de mer flottant entre deux eaux qui forment un véritable ciel étoilé ondulant, au point que l’on se croirait tout autant dans l’espace que dans l’eau. Une beauté en plus dotée d’une conscience sociale qui, sans aller jusqu’à la vibration de La reprise du travail aux usines Wonder, porte en elle la dureté d’un labeur étant à la mer ce que la mine est à la terre. Léviathan serait le film sur lequel Hermann Melville, Thomas Hobbes, Emile Zola, Roberto Rossellini et Georges Pernoud tomberaient d’accord.

LEVIATHAN (Etats-Unis, 2012), un film de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. Durée : 87 minutes. Sortie en France le 28 août 2013.

Christophe Beney
Christophe Beney

Journapigiste et doctenseignant en ciné, passé par "Les Cinéma du Cahiers", "Palmarus", "Versès" et d'autres. Aurait aimé écrire : "Clear Eyes, Full Hearts, Can't Lose".

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