THE WOMAN WHO RAN : liberté pour les femmes (et les chats)
Gamhee (Kim Minhee) rend successivement visite à trois de ses amies, au prétexte qu’elle est seule à l’occasion d’un voyage d’affaires de son mari. Ces trois rencontres donnent les trois actes courts et foisonnants du nouveau film de Hong Sangsoo, enchâssés selon la méthode qu’il chérit (une répétition de façade, dont l’examen révèle de multiples variations et échos) et qu’il élève ici au degré d’excellence qui caractérise ses meilleures œuvres.
Le sens du titre (« la femme qui s’est enfuie ») n’est jamais explicité au cours du film, mais un faisceau d’indices – plus ou moins directs, et dont certains sont présentés tôt dans le récit – laisse penser qu’il s’agit de Gamhee, sous couvert du mensonge du voyage d’affaires. Discerner à travers l’ordinaire du quotidien et de ses échanges avec ses amies où elle en est de sa vie, ce qu’elle laisse derrière elle et ce qu’elle aspire à trouver par la suite, est une des pistes de réflexion à la fois ludiques et profondes que Hong Sangsoo nous invite à emprunter par nous-mêmes devant The woman who ran, sans attendre passivement d’être pris par la main mais en étant attentifs aux résonances et aux signes qui circulent entre des scènes toujours familières en leur cœur et sans cesse légèrement différentes à la marge.
Les personnages masculins sont littéralement mis à la porte des lieux de réunion des femmes, qui manifestent par ce geste leur velléité de pouvoir mener leur vie en propre
Encore plus épurée qu’à l’accoutumée, son écriture narrative et visuelle réduit le film à une suite de conversations dialoguées et filmées « à plat » (de longs plans-séquences fixes ou aux mouvements minimaux, en plan médian, sans recherche d’un bon mot ou d’une lumière remarquable), comme si nous en étions partie prenante. Cette réduction de façade ouvre la voie, par un effet de vases communicants, à une intensification de notre implication personnelle dans la vie de ces femmes qui nous ouvrent la porte de chez elles – faveur à laquelle aucun des personnages masculins n’a droit. Ces derniers sont littéralement mis à la porte des lieux de réunion des femmes, qui manifestent par ce geste leur velléité de pouvoir mener leur vie en propre, comme elles l’entendent (ce qui ne signifie pas qu’elles soient parfaites ; le film montre leur complexité, leurs ambivalences, et leur droit à l’être aussi bien qu’à l’émancipation).
Dans chaque chapitre, la scène d’affirmation féminine en réponse à une tentative de domination masculine est le point de bascule entre le ronron paisible d’un moment de sociabilité ordinaire et une prise de conscience plus profonde, potentiellement blessante mais également instructive, qui change le regard sur des choix ou des contraintes de vie. Ces trois séquences sont agencées avec une rigueur et une intelligence remarquables, dans les choix de cadrage, de positionnement des personnages, de montée en puissance du dialogue. Chacune de ces confrontations joue sur une note distincte : âpre, douloureuse, et comique, si l’on remonte le temps du film. L’opposition en forme de comédie est un fabuleux procès félin, un moment surprenant et hilarant, magnifiquement construit dans la dialectique du dialogue et la chorégraphie de la mise en scène qui en renforce les effets. Tournée en un seul plan, à la conclusion extraordinaire célébrant le triomphe du chat acquitté et fier de l’être, cette scène voit Hong Sangsoo ajouter une nouvelle corde à son arc (une émotion franche, directe) à partir de ficelles classiques de son cinéma. Se renouveler en usant des mêmes éléments que d’habitude, voilà un geste qui correspond tout à fait à la sensibilité et à l’œuvre du cinéaste.
THE WOMAN WHO RAN (Domangchin yeoja, Corée, 2019), un film de Hong Sangsoo, avec Kim Minhee, Seo Younghwa, Song Seonmi, Kim Saebyuk. Durée : 77 minutes. Sortie en France indéterminée.