Envoyé spécial… au FIFIB 2019 : la place du cinéaste

Regret de quitter trop tôt le festival, avant d’avoir pu découvrir plusieurs films attendus : ceux de Rabah Ameur-Zaïmeche (Terminal Sud, lauréat du Grand Prix de la compétition française), de Joao Nicolau, de Sophie Letourneur, pour ne citer qu’eux. Le hasard des séances aura été l’occasion de s’interroger sur la place, les places possibles du cinéaste, dans un contexte où on questionne de plus en plus leur légitimité à s’exprimer sur certains sujets.

Bienfaits et limites du journal intime et de la fiction

« Comment fait-on, quand on est un cinéaste blanc, pour rendre compte d’une culture étrangère, en l’occurrence haïtienne, sans être taxé d’appropriation culturelle ? Quand on est un cinéaste homme d’âge moyen, pour filmer de jeunes filles sans être soupçonné d’on ne sait quoi ? » C’est ce que l’on a entendu il y a quelques mois un estimé collègue de la radio demander, non sans une pointe d’agacement, à Bertrand Bonello à propos de Zombi child. De même : « comment raconter l’histoire d’une jeune femme qui s’ennuie, déprime, quand on est de sexe masculin, comment éviter le male gaze ? », demanda il y a quelques jours un tout aussi estimé collègue du festival de Bordeaux au réalisateur de Swallow. D’un côté, vigilance, sentiment que oui, ces questions peuvent être posées et que la légitimité d’un regard n’est pas acquise ; de l’autre, perplexité devant une tendance jugée un peu envahissante et, pour les créateurs, bridante займ круглосуточно на карту без отказа.

On pourrait en effet objecter qu’en poussant la logique jusqu’au bout, on arrive à la conséquence peu réjouissante qu’il n’est possible de parler que des siens, voire de soi. Au fond, est-ce si absurde ? Ça peut être un moyen d’être juste, précis. On est plus souvent faux en imaginant des personnages, en leur prêtant des traits de manière artificielle ou incohérente. Par contraste, parler de soi, si on le fait honnêtement, est au moins la garantie d’exposer aux autres quelque chose d’une vie voire d’une psyché. Évidemment, la perspective de voir les auteurs se cantonner chacun à sa petite vie, et le cinéma devenir une collection de journaux intimes, n’est pas follement réjouissante. Et on se réjouit au plus haut point que des cinéastes fassent mentir nos préventions, qu’un Andrew Haigh, pour ne citer que lui, puisse imaginer l’intimité d’une femme septuagénaire (45 ans) ou d’un adolescent de l’Amérique profonde (La route sauvage), entrer dans leur point de vue et devenir ces personnages, crânement, le temps d’un film, sans se poser mille questions.

Soyons empirique, donc, et voyons ce que ça donne. Les premiers jours du festival de Bordeaux ont été l’occasion de découvrir deux films illustrant de manière quasiment idéal-typique les écueils du journal intime d’un côté, plat, narcissique, incapable d’ouvrir sur autre chose que soi (Ma nudité ne sert à rien) ; de la fiction fausse de l’autre, où le fait d’imaginer des vies dont on ne sait rien condamne à l’inanité (Swallow). Il aura aussi permis d’apprécier des œuvres (Adolescentes, Biélutine – Dans le jardin du temps) explorant avec autrement d’intelligence cette dialectique : partir de soi, parler des autres, « d’autres vies que la sienne » pour reprendre le beau titre d’Emmanuel Carrère, l’entreprise n’étant pas fatalement vouée à l’échec.

Deux caricatures

Il n’est pas utile d’épiloguer sur Ma nudité ne sert à rien, de Marina de Van, journal intime d’une cinéaste de bientôt 50 ans dont la carrière connaît visiblement un passage à vide depuis un moment, qui fréquente sans grande conviction des sites de rencontre en s’interrogeant sur la perte du désir et le vieillissement. Ça pourrait être fort, mais l’analyse manque vraiment d’une intelligence affûtée, tout (considérations sur ce qu’est une vie réussie, la norme) étant un peu creux.

Précédé d’une réputation flatteuse, Swallow (de Carlo Mirabella-Davis) est consternant : soit une jeune femme enceinte qui s’ennuie dans son mariage et se met à ingurgiter différents objets. Sauf qu’on ne croit à rien : ni à cette pathologie, ni à cette famille huppée caricaturale – caricature qui se voudrait sans doute stylisation délibérée, « bulle hors du temps », comme le proposa avec indulgence l’intervenant mentionné plus haut, mais non, là encore, l’intelligence en est trop absente. Je vais être brutal : c’est un problème que ce film existe. On imagine comment ça s’est passé : de commission en commission, va pour ce pitch identifiable (« la fille qui avale des trucs »), cette promesse de scénario, sait-on jamais. Pour que le film fonctionne, il aurait fallu qu’on sente vraiment l’intérêt de l’auteur pour cette maladie, appelée Pica, a-t-on appris. Ou alors que celle-ci apparaisse comme une métaphore nécessaire, pour dire quoi, le rejet de la norme, d’une vie trop programmée ? On voit la platitude, pour ne pas dire la bêtise, de ces grilles de lecture, que le cinéaste rejette probablement, mais pour proposer quoi à la place ? La fin ajoute encore de la confusion, opérant un rapprochement pour le moins hasardeux entre la conduite de l’héroïne et celle de son père violeur, puis optant pour un avortement libérateur (profession de foi féministe pour se prémunir des critiques que la séquence précédente aurait pu lui valoir ?) sur lequel il y aurait aussi à dire.

Soi et les autres

De ce séjour trop bref, on retiendra deux documentaires. Pour Adolescentes, Sébastien Lifshitz a suivi deux jeunes filles de leurs 13 à leurs 18 ans, c’est globalement beau et fort, même si la démarche pose quelques questions : comment se positionner comme cinéaste quand on est amené à filmer des existences tellement moins favorisées que la sienne (l’une des deux adolescentes, Anaïs, passe par des épisodes sordides, famille d’accueil ou longue hospitalisation de la mère) ? Comment faire par ailleurs pour que le dispositif n’influe pas trop sur les moments de vie qu’on entend capter ? On peut se demander, par exemple, si Anaïs s’en serait sortie comme elle le fait s’il n’y avait pas eu cet accompagnement, toutes ces années, par une équipe de tournage. Ce n’est pas faire injure à ses mérites et son courage, admirables. Si l’on raisonne de manière froide, on peut avancer que oui, probablement, les conditions de l’expérience ont faussé le résultat. Sauf qu’un film n’a pas à être une expérience froide, celui-ci n’en a aucune envie. Un documentaire peut être cela, un accompagnement bienveillant (même s’il n’est pas désintéressé pour autant) issu d’une affection et d’une curiosité.

Différemment séduisant, le court-métrage de 2011 de Clément Cogitore Biélutine – Dans le jardin du temps, la rencontre avec un couple de collectionneurs moscovites légèrement mythomanes que le cinéaste est allé filmer plusieurs journées chez eux. Plus que leurs échanges, de propos autant que de vodka, on retiendra la manière dont le réalisateur rend compte de vies habitées, beaucoup plus que les nôtres, par des objets, œuvres d’art mais pas que (bibelots, peluches), dans lesquels on peut aussi voir des marques des ancêtres, du passé ; et dont il nous interroge sur comment cela peut influer sur des existences, les rendre différentes. Un documentaire peut aussi être cela : une (longue) visite rendant possible sinon une connaissance, du moins une imprégnation inspirante.

La 8è édition du FIFIB (Festival International du Film Indépendant de Bordeaux) s’est déroulée du 15 au 21 octobre 2019.

Nicolas Truffinet
Nicolas Truffinet

Fait dodo. Et quand ce n'est pas le cas, continue d'hésiter entre le cinéma (critique et écriture) et l'Histoire.

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