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Habitué des festivals français (Cinéma du Réel, Les 3 Continents à Nantes) où il a été régulièrement primé, le cinéaste colombien Nicolas Rincon Gille nous arrive cette fois par des chemins détournés, via Rome après une première mondiale à Busan en Corée. Ayant jusqu’à maintenant travaillé dans le documentaire, il passe à la fiction avec Tantas almas, où l’on accompagne le parcours éprouvant et envoûtant de José, qui part en quête des dépouilles de ses deux fils abattus par une milice paramilitaire.
L’an passé, la Quinzaine des Réalisateurs cannoise avait accueilli le film brésilo-colombien Los silencios (de Beatriz Seigner, également sorti en salles en France il y a quelques mois), au contexte similaire (la forêt amazonienne) et au développement en miroir de ceux de Tantas almas. Dans le film de Seigner, les morts innocents tombés sous les balles des groupes paramilitaires faisant régner leur loi en Colombie restaient présents auprès des vivants ; dans le récit de Rincon Gille, un vivant recherche avec l’énergie du désespoir cette présence, ce souvenir qui lui sont refusés. De retour d’une nuit de pêche, le seul moyen de subsistance de sa famille, José apprend que ses deux fils ont été tués par des membres de l’AUC (Autodéfenses Unies de Colombie), principale milice semant la terreur dans le pays au début de ce siècle. L’AUC ne laissait pas ses victimes sur place, et ne les enterrait pas mais les jetait dans la rivière ; obligeant José à descendre celle-ci afin d’y retrouver leurs corps.
Tantas almas adopte la forme du récit picaresque, qui voit son héros traverser des lieux variés et de plus en plus éloignés, géographiquement et culturellement, de son environnement de départ. Le film se déroule pendant l’essentiel de sa première moitié au milieu de la jungle, où José évolue dans une solitude quasi totale, avant de s’aventurer vers des zones plus peuplées – camp paramilitaire, hameau, et enfin la ville en aval de la rivière – quand il devient clair que ses recherches aux alentours de chez lui sont vouées à l’échec. Dans l’isolement comme au milieu de la société, une même constante sinistre régit le monde que parcourt José : la domination absolue qu’y impose l’AUC, par la peur imposée à tous et la mort infligée de manière arbitraire. Certaines rencontres faites en chemin par José (avec un chef de milice à la fois effrayant et ridicule, puis une femme qui recense clandestinement les cadavres inconnus arrivant par dizaines sur les rives du fleuve en ville) sont un peu trop écrites, visant de manière un peu trop évidente l’édification du public, mais dans l’ensemble Rincon Gille impressionne par sa représentation de chaque endroit et de la chape de plomb qui y règne, jusqu’à cette ville sans nom, où José tient le rôle peu enviable de l’étranger gêneur et où il semble y avoir autant de morts inconnus enterrés au cimetière que de vivants dans les rues.
L’AUC ne domine – et ne cherche à dominer – que le monde matériel, voire matérialiste. Ses mercenaires sont dépeints comme ne croyant qu’au concret, à l’argent, excluant violemment de leur champ de vision et de conviction tout ce qui est spirituel, intangible. Une catégorie qui inclut en premier lieu l’âme, « toutes ces âmes » dont le fleuve se retrouve rempli, à en déborder. Rincon Gille ne s’aventure pas sur le terrain fantastique ainsi que le faisait Seigner, mais il exprime par bien d’autres manières (dont le titre Tantas almas, qui nous rappelle la présence de ces âmes par une formule désenchantée) comment il se tient fermement, aux côtés de José, dans le camp opposé aux paramilitaires ; le camp de ceux à qui il tient à cœur de préserver et entretenir la mémoire réunissant vivants et défunts par-delà la rupture imposée par la mort.
Dans Tantas almas la mort est moins une donnée objective qu’une perspective subjective – n’est mort que ce que l’on considère pour mort, qu’il s’agisse d’un être ou d’un espace. Et la mise en scène devient dans ce contexte un instrument particulièrement puissant pour affirmer la vie, la vitalité de ce que l’on filme. La grande beauté qui se dégage des plans et des cadres, conjuguée à la fluidité du montage qui crée un rythme lent mais captivant, insufflent au film une énergie qui rend même la première partie, où nous sommes seuls avec José dans la jungle, bruissante de vie. Cette énergie n’annule ni la tragédie du récit ni la douleur causée par la mort, mais elle permet de refuser la coercition, l’oubli, l’inaction – tout ce qui composerait une seconde mise à mort, définitive.
TANTAS ALMAS (Colombie, 2019), un film de Nicolas Rincon Gille, avec Arley de Jesus Carvallido Lobo. Durée : 137 minutes. Sortie en France indéterminée.