DOULEUR ET GLOIRE : le réveil du beau cinéaste au bois dormant

Un réalisateur aux prises avec des douleurs physiques et mentales qui s’accumulent croit avoir atteint le terme de son parcours, intime et professionnel. Une succession de retrouvailles, fruit du hasard plus que de sa volonté propre, va progressivement le ramener à la vie. Douleur et gloire est un nouveau sommet de l’œuvre de Pedro Almodovar, plus sec et moins flamboyant, unissant drame cru et conte de fées, rêveries opiacées et cinéma, tendresse passée et tristesse présente.

Salvador Mallo, le nom du personnage principal, est presque un anagramme d’Almodovar – toutes les lettres du second nom sont présentes dans le premier. À la fin de Douleur et gloire, un titre de film fait de même avec le fameux nom de la société de production d’Almodovar, El deseo : le titre qui apparaît à l’écran est El primer deseo, le premier désir. Par de tels indices, le cinéaste nous fait comprendre que Douleur et gloire est irréductible à un traitement sous le seul angle de l’autobiographie, tout en embrassant pleinement cette dernière. Le petit garçon que l’on voit dans les flashbacks, juste avant son entrée dans une école catholique, est la version plus jeune de quelques années du personnage de La mauvaise éducation; le portrait du vieux cinéaste qu’il est devenu, ancien meneur de la Movida madrilène aujourd’hui accablé par des souffrances qui l’empêchent de marcher, sans même parler de travailler, raccorde avec des éléments connus de la vie d’Almodovar. Mais loin de s’apitoyer avec narcissisme sur son sort, son but (et la grande réussite de son film) est de partir de cela comme point de départ, à partir duquel ouvrir sur une histoire de renaissance intérieure qui s’adresse à tous.

Quand on le rencontre, Salvador est un mort-vivant, qui a rendu les armes face à tout ce qui l’écrase et a abandonné tout espoir d’aimer ou créer à nouveau (ce qui ne l’empêche pas de garder le sens de la formule : « je crois en Dieu et je le prie les nuits où plusieurs douleurs s’accumulent, je suis athée lorsqu’il n’y en a qu’une seule »). Une première rencontre fortuite, avec un ancien comédien avec qui il était brouillé depuis un tournage il y a trente ans, va lui ouvrir une première porte de sortie, destructrice – une addiction à l’héroïne, dont les prises lui permettent de se replonger dans ses confortables souvenirs d’enfance mais l’éloignent encore plus d’un retour à une vie féconde. L’héroïne est pour Salvador un paradis artificiel et en trompe-l’œil, qui n’arrange rien à la réalité de ses peines et de sa dépression – autour desquelles Almodovar signe, dans cette première partie du récit, des scènes dévastatrices, ne cherchant aucunement à en atténuer la violence.

Il s’agit de ramener à la surface des souvenirs l’image manquante, l’instant enfoui qui a initié tout le reste ; cette réminiscence devient entre les mains d’Almodovar un intense hommage au cinéma

Les retrouvailles avec Alberto ont un effet immédiat négatif, mais elles amèneront également le salut de Salvador par une succession de ricochets, improbables voire fantasmagoriques. Almodovar nous y fait adhérer, en tirant explicitement son récit vers le conte, et en donnant à ces rebondissements une logique interne puissante. Le fil d’Ariane qui les relie est l’amour de l’art et de ce qu’il peut apporter d’important dans nos vies. Alberto est captivé par une nouvelle écrite et non publiée par Salvador ; il l’adapte sous forme de monologue au théâtre et Federico, ancien amant de Salvador, vient voir sa performance par hasard (parce qu’il aime le théâtre, et fait suffisamment confiance à cet art pour entrer dans une salle sans rien savoir de ce qu’il va y voir). Via la création artistique d’Alberto, Federico renoue ainsi avec Salvador. Ces deuxièmes retrouvailles intervenant dans le film sont mises en scène de manière totalement différente des premières. Elles ne débouchent pas sur la dureté de la drogue mais sur la chaleur d’un baiser passionné qui, à la manière d’un conte de fées, provoque le réveil inespéré d’un personnage soudain délivré d’une malédiction.

À partir de cet instant magnifique, Douleur et gloire bascule d’un constat de mort à un récit de renaissance. La vie perce enfin la coquille des séquences, qui retrouvent chaleur et allant à mesure qu’Almodovar observe une à une les étapes de la reconstruction physique, mentale, et finalement créatrice de son alter ego Salvador. Ce rétablissement est ressenti comme un miracle et est donc filmé sans le froid souci de réalisme de la première partie – on est plus proche du prodige de La piel que habito (déjà avec Antonio Banderas, qui signe une performance impressionnante dans Douleur et gloire), mais en plus maîtrisé et abouti ici. Possiblement car Almodovar est revenu sur un terrain qui lui correspond plus : la métamorphose est interne et non externe, artistique plutôt que fantastique. Il s’agit de ramener à la surface des souvenirs l’image manquante, l’instant enfoui qui a initié tout le reste ; cela via un flashback bouleversant, où tous les petits cailloux posés le long du récit par le cinéaste se rejoignent pour faire sens ensemble et créer une scène débordant d’une émotion intense. Cette réminiscence devient entre les mains d’Almodovar un intense hommage au cinéma, comme moyen le moins pire que l’on a pour donner vie à nos souvenirs et nos rêves (un thème aussi vu dans la compétition cannoise dans Sibyl, et dans Portrait de la jeune fille en feu au sujet de l’art en général). Le cinéma reste un artifice, ainsi que nous le rappelle le dernier plan – mais c’est un simulacre qui crée et ne détruit pas, au contraire de l’héroïne.

DOULEUR ET GLOIRE (Dolor y gloria, Espagne, 2019), un film de Pedro Almodovar, avec Antonio Banderas, Asier Etxeandia, Leonardo Sbaraglia, Julieta Serrano, Penélope Cruz. Durée : 112 minutes. Sortie en France le 17 mai 2019.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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