Le PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU se consume lentement puis embrase tout sur son passage

Marianne, une jeune peintre, arrive sur une île bretonne pour y faire le portrait d’Héloïse, fille de bonne famille au mariage déjà arrangé loin de chez elle. La relation des deux femmes va évoluer progressivement, de peintre et modèle à amies, puis amantes. Plus important, ce temps passé ensemble va les transformer une fois pour toutes : loin de l’image de jeunes filles en fleurs voulue pour elles par la société des hommes, elles seront pour toujours intérieurement des jeunes filles en feu.

Portrait de la jeune fille en feu marque une double rupture dans l’œuvre de sa réalisatrice Céline Sciamma, qui y quitte pour la première fois et le temps présent, et les personnages d’adolescent(e)s. Son nouveau film prend place au 18è siècle, avec des protagonistes toutes adultes – et toutes de sexe féminin, une fois repartis les marins qui amènent Marianne sur l’île. La liberté n’est pas encore pour tout de suite pour elle et Héloïse ; le monde des hommes a laissé derrière soi une gardienne veillant au grain, en la personne de la mère d’Héloïse. C’est elle qui a passé commande du tableau, dont l’envoi à l’homme promis à sa fille, à Milan, est censé sceller leur mariage arrangé sans rencontre préalable. La première partie du récit se passe sous la tutelle stricte de cette sentinelle, qui décide des situations, activités et interactions de chacune. Ce contrôle n’est pas la seule raison de la rigidité de cette première heure, qui souffre également d’autres maux qui la grippent – une mise en scène un peu empesée, certains dialogues verbeux, et une caractérisation quelque peu schématique des personnages. Comme Héloïse le dit à Marianne, « vous savez tout »: tout ce dont la première a soif de découvrir pour en avoir été privée (elle a été éduquée au couvent), la seconde l’a immédiatement à disposition pour le lui faire découvrir – tabac, livre, connaissance de la musique en plus de celle de la peinture.

Une fois la mère partie, l’indépendance ouvre enfin ses bras aux deux jeunes femmes. Elles incluent Sophie, la domestique, à leur groupe et mettent en place toutes les trois une communauté idéale à l’écart des hommes, parfaitement égalitaire entre l’aristocrate, la peintre et la servante ; la révolution française en miniature vingt ans avant, et sa devise déjà appliquée. À la liberté et l’égalité, la fraternité s’ajoute en effet de la manière la plus naturelle qui soit, lorsque Sophie annonce vouloir avorter et que ses deux compagnonnes lui apportent son assistance, sans jamais questionner son choix. Cette intrigue secondaire, jusqu’à sa conclusion artistique – Sophie et Héloïse posent pour que Marianne peigne a posteriori la scène vécue par la première ; les trois femmes établissent les prémisses de leur propre histoire de l’art, avec les sujets de tableaux de leurs choix, loin de ceux imposés par les hommes – est écrite et filmée avec beaucoup d’inspiration par Sciamma. Il en va de même des touches de fantastique (un feu de joie, des apparitions fantomatiques, une prise d’hallucinogènes) qui ponctuent la deuxième partie du film, même si elles auraient mérité d’être plus approfondies.

Le monde des hommes refuse à ses héroïnes le droit de s’exprimer, mais au cours du chemin parcouru ensemble elles ont conquis le droit d’exister intérieurement. Il brûle en elles un feu de colère et de désir que l’art leur permet d’aiguiller et d’intensifier

Le retour de la mère, et la remise du portrait achevé, mettent un terme à cette parenthèse enchantée, forcément trop courte (comme une autre phrase d’Héloïse le résume : « j’ai perdu trop de temps », avant d’oser sauter le pas). Mais cela ne signe pas la fin du film, et encore moins du bouillonnement des émotions et convictions qui se sont éveillées en chacune des héroïnes. Le feu qui couve depuis le départ, mais que Sciamma maîtrisait sans rien laisser passer jusque là, embrase tout l’écran lors d’un épilogue sublime. Le monde des hommes y refuse toujours à ses héroïnes le droit de se réunir, et même de s’exprimer (Sciamma ne transige pas avec la droiture de son propos, il n’y a pas une bribe de happy end dans sa conclusion), mais au cours du chemin parcouru ensemble elles ont conquis le droit d’exister intérieurement. Il brûle en elles un feu de colère et de désir que l’art leur permet d’aiguiller et d’intensifier, dans cette conclusion en deux temps, tout d’abord par la peinture puis par la musique. Le monde dans lequel Héloïse évoluait en Bretagne était ascétique, tout entier dépourvu d’arts visuels ou sonores. Avec Marianne elle a gagné accès à tout cela, et y a trouvé un moyen de préserver le souvenir de la beauté et de l’amour. Cette mémoire affective et artistique est la ligne de vie qui nous permet de ne pas mourir (Almodovar arrive à la même conclusion dans Douleur et gloire), même si elle ne peut effacer nos souffrances. Des émotions contradictoires charriées de manière bouleversante dans le plan final, fixe et prolongé sur le profil d’Adèle Haenel, qui atteint là l’acmé de son interprétation aux nombreuses nuances et modulations deux heures durant.

PORTRAIT DE LA JEUNE FILLE EN FEU (France, 2019), un film de Céline Sciamma, avec Noémie Merlant, Adèle Haenel, Luana Bajrami. Durée : 120 minutes. Sortie en France le 18 septembre 2019.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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