SEJOUR DANS LES MONTS FUCHUN, chronique familiale de bon Gu

Un premier film, une main de maître, celle de Gu Xiaogang. Le jeune cinéaste propose une histoire de famille aux nombreuses ramifications, et dont chacune des branches semble autonome, animée par sa propre force vitale, se cachant ou s’étirant au travers des flancs forestiers des monts Fuchun. Mais désormais s’y érigent aussi des grues, marques d’une mutation du paysage traditionnel, ce dont Gu Xiaogang fait aussi état en filigrane.

 

Le film s’inspire, dès son titre, de « Séjours dans les Monts Fuchun », célèbre tableau de Huang Gongwang, et plus largement du shanshui, forme picturale faisant la part belle aux paysages de montagnes et de rivières. En racontant l’histoire d’une famille vivant le long d’un fleuve et entre ces monts, Gu Xiaogang dresse donc aussi le portrait d’une zone géographique, des habitudes qu’elle charrie, en somme d’un mode de vie (reposant moins mais encore sur la pêche, notamment). Il semble déjà dire deux choses distinctes en filmant cet espace : d’une part, le fait qu’il filme souvent en plan large lors des séquences en extérieur infuse l’idée que les Monts Fuchun peuvent abriter bien des secrets, tant ses personnages disparaissent et réapparaissent derrières ses arbres, un peu comme ceux des films d’Abbas Kiarostami, le cinéaste s’amusant en plus de cela à dévoiler tardivement la source des dialogues qui y résonnent, créant le mystère, le trouble voire le quiproquo ; d’autre part, en cadrant de plus près mais d’encore assez loin pour jouer avec la perspective, parfois en usant d’un travelling arrière pour préciser l’effet, Gu Xiaogang discoure aussi sur la mutation du paysage. Après avoir ouvertement convoqué Huang Gongwang, peintre du XIVème siècle, on pense maintenant à Yang Yiongliang et à ses tableaux et autres installations vidéo inspirées du shanshui où cohabitent des montagnes ancestrales et une profusion d’immeubles modernes et de grues. Ainsi, lorsque le troisième frère – d’une famille composée d’une matriarche, de quatre frères et d’autres branches – contemple avec sa femme la démolition de leur maison, Gu cadre un building récent à l’arrière-plan et, plus tard, quand la petite fille visite le complexe où réside une amie, elles sortent dans un jardin pensé comme une miniaturisation du « paysage traditionnel chinois » (sorte de shanshui aux nuages bas artificiels) puis le réalisateur opère un travelling arrière pour mieux révéler à l’arrière-plan le haut d’un gratte-ciel et des grues. Pour autant, et ce n’est pas si commun, mais pas si étonnant, le film précise que certains habitants de Fuyang et Fu’an (les deux villes qui bordent la partie nommée « Fuchun » du fleuve Qiantang) accueillent favorablement la compensation financière qui leur est proposée en échange de la démolition de leur maison.



Certains détails tels que celui-ci montre à quel point Gu Xiaogang ne cherche pas la facilité, pour autant il ne cherche jamais non plus à désorienter ses spectatrices et spectateurs. Malgré la prolifération des enjeux distincts liés aux nombreux personnages, jamais ne sommes-nous perdu·e·s au cours de cette histoire. Il y est question d’une grand-mère convalescente, d’un petit-fils hospitalisé, lié à cela mais pas seulement, du père de l’enfant et de ses trois frères qui se déchirent pour des raisons financières, pendant que les liens des femmes de la famille se fragilisent pour des questions de morale et de traditions. Gu Xiaogang entrelace les nombreuses intrigues avec une aisance inouïe, s’attardant sur l’une d’elles puis une autre, délaissant sciemment et longtemps une dernière, y revenant patiemment au mouvement suivant, précipitant soudainement un montage en parallèle ça ou là, venant rappeler l’état de chacun à instant donné, puis dégageant de nouveaux des ellipses, parfois terribles où se cachent les blessures les plus profondes, alors que les soulagements se font désirer, pour mieux décupler leur effet. La mise en scène, le montage sonore, la narration, tout est là pour nous balader, au sens le plus noble du terme, dans ces Monts Fuchun, suspendus aux lèvres des personnages, aux branches de ces monts, que l’on serre pour ne pas décrocher : on ne veut pas quitter le film, et puis vient la dernière image et une mention change tout : « Fin de la première partie ». Quel soulagement, un jour viendra un autre Séjour.

 

SEJOUR DANS LES MONTS FUCHUN (Chun jiang shui nuan, Chine, 2019), un film de Gu Xiaogang, avec Qian Youfa, Wang Fengjuan, Zhang Renliang… Durée : 150 minutes. Sortie en France le 1er janvier 2020.