PARASITE, un carnage en trois actes et une palme presque parfaite

Une famille pauvre s’incruste progressivement chez une famille riche ayant la même structure : père, mère, fils, fille. Une fois que les premiers sont arrivés à leur fin, au lieu de leur laisser savourer leur réussite Parasite prend une succession de virages brusques et inattendus, qui le transforme en grand huit virtuose et angoissant (mais où Bong Joon-ho confond parfois vitesse et précipitation) sur fond d’animosité et de coups bas entre classes sociales.

L’ouverture de Parasite donne le sentiment de voir Bong Joon-ho donner une suite à son film The Host, treize ans plus tard. À la fin de The Host, après avoir échappé au monstre qui ravageait Séoul, un homme et son fils d’adoption nous étaient montrés comme survivant dans l’oubli et la misère, loin de tout dénouement heureux ou triomphant. On retrouve dans Parasite le même acteur, Song Kang-ho (qui était aussi dans Memories of Murder et Snowpiercer de Bong Joon-ho), tenant à nouveau un rôle de père loser dont les enfants ont grandi – ils sont désormais à la fin de l’adolescence – et dont la famille, les Kim, végète dans une situation à peine plus reluisante que celle des rescapés de la fin de The Host. Ils vivent dans un entresol dont les fenêtres donnent sur les pieds des passants dans la rue, chipent les connexions Wifi des voisins, gagnent leur vie en cumulant petits boulots de misère et opportunités d’arnaques. C’est une telle occasion qui lance le récit, quand le fils se fait pistonner par un ami pour devenir (en mentant effrontément sur ses diplômes) tuteur de la fille d’une famille, les Park, qui sont aussi riches que les Kim sont pauvres.

Le premier des trois actes de Parasite nous fait suivre l’infiltration de l’espace des Park par les Kim. Ces derniers parviennent petit à petit à s’approprier chacun des emplois proposés par les premiers, qui sont (ou plutôt se pensent) incapables de s’acquitter seuls des attentes de la société à leur encontre eu égard à leur rang. Chaque Kim devient pour un des Park son travailleur de l’ombre, qui le décharge en apparence et le manipule à son insu. Cette première partie est jubilatoire, en nous rendant expressément complices du noyautage malhonnête mené par les Kim. Le scénario nous met dans la confidence de leurs manœuvres et ne laisse aucun doute sur leur réussite, la direction d’acteurs souligne l’infléchissement inspiré du film vers la comédie satirique socialement mordante, tandis que la mise en scène nous régale dans son utilisation virtuose des deux maisons antinomiques qui servent de décors à l’intrigue. Partis de leur entresol, les Kim prennent possession des étages de la demeure d’architecte des Park ; mais Parasite leur laisse à peine le temps de commencer à savourer leur succès qu’il provoque déjà leur chute, dont l’origine vient d’un autre sous-sol.

Chez Bong Joon-ho la société accomplit le contraire de ce qu’elle promet : c’est une machine à détruire de la valeur plutôt qu’en créer, à briser les gens plutôt que les faire s’épanouir

Démarrant sans crier gare, le deuxième acte du film bascule par rapport au premier de toutes les manières possibles. Le temps se contracte sèchement (une nuit), l’angoisse remplace le rire et la perte de contrôle la connivence. Cette dernière bascule est particulièrement impressionnante : en un claquement de doigt, explicité par la réplique « c’est quoi ce bordel ? » lancée à l’écran, Bong fait tomber tout le monde, protagonistes et spectateurs, d’un extrême à l’autre ; d’un état de supériorité vis-à-vis des événements à une situation de vulnérabilité. On n’anticipe ni ne maîtrise plus rien, on subit et on réagit en catastrophe. Le cinéaste recrée rien de moins que le coup d’Alfred Hitchcock avec Psychose, et il mérite peut-être rien que pour cela la Palme d’or qui lui a été attribuée. D’autant plus qu’une chose qui ne varie pas d’un acte à l’autre est l’excellence de sa réalisation. Elle convoie superbement la terreur, le suspense, les actions désespérées des personnages et même le mélange des genres (on rit encore dans cette partie, où Bong insère également une scène de sexe très réussie et trouvant pleinement sa place dans le récit). Son point culminant est un orage dantesque, qui renvoie les Kim à leur habitat d’origine et même plus bas encore.

Après être monté si haut, Parasite trébuche dans son troisième acte, sauvage et dramatique à souhait, toujours brillamment mis en scène, mais à l’écriture moins irréprochable. Cette dernière partie solde les comptes de manière arbitraire, dans le choix des destins imposés à chacun. Bong et son coscénariste ne se montrent pas jusqu’au bout à la hauteur de l’ambition exposée auparavant, de traiter à égalité l’ensemble de leurs personnages, sans les catégoriser entre bons et mauvais. L’intérêt variable porté aux uns et aux autres dans l’épilogue vient instiller dans le récit l’ombre d’un tel jugement de valeur. De plus, ce mouvement final est mené de manière un peu heurtée, comme si la vitesse si impressionnante du film jusque-là avait laissé la place à la précipitation. Soudain tout n’est plus parfaitement construit, et conclu ; cependant la part réussie du dénouement est porteuse d’une force tragique bouleversante. Une fois de plus, comme dans quasiment tous ses films (on repense en premier lieu à la conclusion de The Host, et à celle de Memories of Murder), Bong Joon-ho ramène violemment ses héros à leur point de départ, mais dans un état pire que celui de départ. Chez lui la société accomplit le contraire de ce qu’elle promet : c’est une machine à détruire de la valeur plutôt qu’en créer, à briser les gens plutôt que les faire s’épanouir.

PARASITE (Gisaengchung, Corée, 2019), un film de Bong Joon-ho, avec Song Kang-ho, Cho Yeo-jeong, So-Dam Park, Hyae Jin Chang. Durée : 132 minutes. Sortie en France le 5 juin 2019.

Erwan Desbois
Erwan Desbois

Je vois des films. J'écris dessus. Je revois des films. Je parle aussi de sport en général et du PSG en particulier.

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