SIBEL – chercher le loup

Il est de ces films que l’on attend avec l’envie d’être bousculé·e, qui s’opposent au vide et à l’indigence. Des films dans lesquels on entre avec une envie d’en découdre, et qui donnent le ton dès les premières images. Avec Sibel, Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti (Noor, Ningen) dressent le portrait d’une femme irréductible qui chasse le loup et les préjugés.

Au fin fond de la Turquie, dans un village perché, une nature sublime. Dans la forêt, une jeune femme, rapide, fluide, se glisse dans un trou creusé par ses soins. Elle a un fusil, un sac en bandoulière, une jupe longue, une chemise militaire, un foulard rouge. Dans son trou, elle récupère des restes, les range dans un sac en plastique puis dispose une version intacte de ces restes… il s’agit d’un fœtus. La déception se lit sur son visage. Elle chasse quelque chose, quelqu’un. C’est un piège, pas seulement une course. C’est une mise en place, une mise en scène, une illusion. Pourtant, cette illusion ne semble pas fonctionner. La jeunesse de l’héroïne transparaît à travers l’incertitude de cette mise en scène : pourquoi le fœtus ? Quel but veut-elle atteindre ? Quelle bête souhaite-t-elle appâter ? Elle change de chaussures et repart vers le village. Là, on découvre sa vraie occupation : travailler dans les champs. Sur des versants à pic, des femmes coupent des arbustes. Un sifflement retentit. Des sous-titres l’accompagnent et annoncent qu’un jeune homme rentre au pays. Une jeune femme va pouvoir l’épouser.

La menace du loup, la croyance en un prédateur qui empêche la vie des honnêtes villageois, les mariages arrangés… ces idées sont archaïques

Les deux cinéastes se sont retrouvés dans ce village pour préparer un documentaire. Ici, on communique en partie grâce à un sifflement proche de celui des oiseaux, telle une langue ancestrale dont les seuls villageois ont le secret. Et c’est en découvrant ces habitants que l’histoire de Sibel s’est construite. Dans une Turquie qui pourrait aussi bien être la Croatie ou la France, ils dévoilent leur fable. Sibel est une histoire universelle, un conte : une jeune femme muette, ostracisée, cherche à tuer le loup, menace du village, afin de trouver le respect de ses pairs. Nous sommes pourtant dans une histoire contemporaine. La menace du loup, la croyance en un prédateur qui empêche la vie des honnêtes villageois, les mariages arrangés… ces idées sont archaïques. La tandem le sait bien et, ainsi, modifie en permanence sa métaphore. En décrivant des concepts sociaux surannés, ils s’efforcent de les rendre obsolètes à nos yeux. Le récit évolue, bouge à chaque nouvelle idée. On réinvente une nouvelle possibilité à l’histoire. Le public suit, intrigué, sur le qui-vive. Doit-on chercher le loup ? L’homme ? L’indépendance ?

Sibel est un film riche, de par ces questions et par sa forme. Visuellement impeccable, les couleurs, les décors, l’allure de l’héroïne nous embarquent dans une course folle. On suit Sibel face à son père aimant, face à sa sœur pimbêche, face aux femmes du village qui finissent par la tabasser en la traitant de « putain ». Le salut de Sibel n’arrivera pas grâce au loup. Alors qu’elle chasse, elle tombe sur un jeune homme qui, on l’apprendra plus tard, fuit le service militaire. Une affection naît et grandit. Ici, le sujet de la prédation est évincé. Si on se demande si cet Ali est le loup, cette question est fugace : elle est annulée immédiatement, par la réalité. Le film est finalement pensé comme une fable en miroir. Ce qui est d’abord perçu comme fabuleux est démonté par le réel. La force du film se trouve dans cette rapidité de compréhension et de lecture de la situation. On présente une idée, on la contre-dit pour aller vers une autre, encore plus grande. De menace mystérieuse, cet homme devient un être blessé, puis une personne à cacher, puis un intérêt sensuel. On félicite ici les deux cinéastes d’avoir une capacité à parler du désir féminin sans montrer le corps féminin dénudé. A l’inverse, on aperçoit Ali nu, en train de se laver en pleine forêt. Ce que ce personnage représente est à l’opposé d’une histoire d’amour. L’épanouissement ne viendra pas de leur relation. Il s’agit plus de porter à travers lui un regard différent sur Sibel, une possibilité d’émancipation. Le coup de maître du film est de relater une émancipation féminine (et peut-être pour les autres femmes du village) sans passer par le cliché de l’histoire d’amour. Ali n’est qu’un outil, un levier. C’est par son intelligence et sa détermination que Sibel affirme sa place : dans le village, dans sa famille, dans son corps.

Se soumettant à son désir de coucher avec lui, elle devient la risée du village. Mais c’est presque un prétexte, les villageoises n’attendaient que ça pour la rabaisser plus encore. Sibel est montrée du doigt, insultée, tabassée. Elle n’a jamais eu la même vie que les autres et n’a donc aucun futur envisageable dans cette structure sociétale. Elle n’est pas bonne à marier. Les rumeurs finissent par déshonorer également la petite sœur. L’armée recherche Ali, et Sibel est interdite de forêt. Sa quête du loup devrait finir là. Le père, que l’on essaye de remarier, sent qu’il perd une emprise sur elle ; aussi douce soit-elle. Il a honte, lui aussi. Il n’a pas de solution. Tout le mécanisme de la médisance se déploie, s’abattant sur la famille. Mais Sibel n’est jamais dans le questionnement rhétorique, dans l’intellect mou. Pour elle, il n’y a pas de solution à trouver puisqu’aucun des principes moraux de ce lieu ne peut lui être applicable. C’est une femme d’action. En fuyant dans son sanctuaire de montagnes, elle songe que le loup n’a possiblement jamais existé. Découvrant l’absence d’Ali, c’est le moment de sortir du carcan. Elle crie mais sans un son. C’est la douleur d’avoir perdu cet homme ? De se rendre compte que fuir avec lui n’est plus une possibilité ? Non, ça sera la renaissance, violente, sombre. Elle n’est pas obligée de partir avec lui, de le sauver, pour exister. La révolution a été enclenchée : elle peut s’affranchir de son mutisme, de sa famille, de cet homme qui n’aura été qu’un élément déclencheur.

On en ferait presque une Harpo Marx des forêts, un personnage qui fonctionne uniquement selon son propre langage, avançant dans un monde parallèle mais parfaitement ancré dans le réel

En retournant dans la forêt, en mettant le feu au rocher de la mariée (la légende veut que le loup empêche les femmes d’aller allumer le feu annonciateur du mariage), c’est toute la notion de condition maritale qu’elle dézingue. Il n’y a pas de loup. Il n’y a pas de femme à marier ou non. Il n’y a que sa personne à faire vivre, sa sœur à consoler de la honte. Sibel retourne à une intention de vie pure. Avancer et grandir, coûte que coûte. Elle est l’héroïne parfaite : intransigeante, claire, concise. En la plaçant en opposition physique aux autres personnages, son mutisme est la preuve que l’injustice est sotte. Elle est une minorité, face à une majorité trop ancrée, trop sûre d’elle. Elle chamboule les principes comme elle apparaît à l’image : tout le temps en présence, tout le temps entière. Zencirci et Giovanetti confèrent à leur jeune interprète la puissance de l’image. Elle est de tous les plans, de toutes les scènes, et cela sans parler. On en ferait presque une Harpo Marx des forêts, un personnage qui fonctionne uniquement selon son propre langage, avançant dans un monde parallèle mais parfaitement ancré dans le réel. En la plaçant au centre du film, le tandem de cinéastes réussit à nous imposer son rythme. Leur thèse cinématographique n’est pas que dans l’émotion, leur construction visuelle permet de saisir Sibel comme un être cohérent, logique. Son ostracisme n’est pas perçu comme une soumission. Le personnage nous apparaît persécutée mais pas victimisée. Nous assistons à la preuve que l’on peut voir un film équilibré, traçant les difficultés d’un personnage sans nous accabler d’une destinée affreuse. En tant que spectateur, on attend soit une fin heureuse et salvatrice, soit une capitulation déprimante. Là encore, ils nous emmènent vers d’autres chemins. Ils semblent avoir écrit avec l’intention de surprendre, de prendre à contre-pied ce que nous pourrions attendre d’eux. Ils referment le film par une victoire vivifiante, décalée, tout en regard et en non-dit. Puisque Sibel est mutique, le silence total représente son succès. Parce que son personnage fonctionne d’après son propre langage et ses propres codes. L’occasion de confronter son propre monde (peut-être le vrai monde) à celui complètement fantasmé des traditions et des idées reçues. C’est elle qui placera le père face à ses manquements, à ses attentions qui désormais apparaissent feintes. Sibel ne fait pas d’erreurs, elle n’est pas victime d’elle-même. Elle n’est pas hystérique. Au contraire, ce sont les légendes, les traditions surannées qui confinent à la folie. Le manque d’imagination, de créativité émotionnelle de ses contemporains sont devenus l’ennemi à abattre. Nous sommes du côté de la puissance et de la passion. Nous sommes dans la force intérieure, celle qui se dessine à chaque mouvement, à chaque regard, et non pas à chaque mot.

Sibel (France/Allemagne/Luxembourg/Turquie, 2018) de Çagla Zencirci et Guillaume Giovanetti, avec Damla Sönmez, Emin Gürsoy, Elit Iscan, Meral Çetinkaya, Erkan Kolçak Köstendil. Durée : 95 minutes. Sortie en France le 13 Mars 2019.

Sarah Arnaud
Sarah Arnaud

Cinéphile de petite section avec des avis tranchés, insensés, catapultés. Par exemple : j'aimerais que tous les films soient la scène d'ouverture de All that jazz. En boucle. Jusqu'à la fin des temps.

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