« Pour préparer NINGEN, on a passé 6 mois entre une forêt et des bars »

Pour Accreds, le tandem franco-turc formé par Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci revient notamment sur le processus d’écriture en work in progress de leur film Ningen. L’impression de réinvention perpétuelle, d’une narration composée au fil de l’eau perdure à l’écran. C’est un plaisir unique de se sentir ainsi baladé, de croire que le film lui-même se perd, pour mieux l’embrasser dans ses dernières minutes. Terrassé par l’émotion.

Au départ, Ningen, c’est seulement l’histoire d’un couple japonais vieillissant et fragile, puis le récit se déploie jusqu’à prendre la forme d’une fable dévorante sur la naissance du monde et ses amants originels. Il fait parti de ces films qui se réinventent et qui voyagent. Le cinéma du petit jour à l’œuvre dans les deux premiers actes, lumineux et sec comme un Naomi Kawase, en vient à muter à son tour. Dans sa dernière part, le film plonge ses personnages dans une nuit inquiétante et accueillante ; le bestiaire de Weerasethakul ne doit pas être loin d’eux. De ces entrelacs naît la beauté de Ningen.



Vous avez tourné partout dans le monde (Italie, Pakistan, Turquie…). Avec Ningen, c’est au Japon. Les spécialistes de ce cinéma attendent souvent au tournant les réalisateurs étrangers…

C.Z. : C’est toujours à double-tranchant. Soit ça plait énormément, soit on ne suit suit pas certains codes et ça déplait. On n’a pas hésité à jouer sur des clichés de la vie japonaise, à les mixer, les monter les uns sur les autres. Certains spectateurs tiquent, d’autres trouvent l’assemblage judicieux.

G.G. : Je suis français, Çağla est turque. On a tourné en France et en Turquie, mais aussi dans des pays autres que les nôtres. Ce que l’on essaye toujours de faire, c’est offrir le point de vue le plus interne possible. On travaille avec des équipes locales et l’on s’inspire des histoires que peuvent nous conter les comédiens. On essaie au maximum d’éviter de porter un regard d’étranger et de céder aux sirènes de l’exotisme.


Mais il faut beaucoup de temps pour s’imprégner d’une culture en profondeur…

G.G. : Pour Ningen, si l’on met bout à bout toutes les périodes passées sur place, ça fait environ un an et demi. Et comme toujours, ce qui mène à ce tournage, c’est une histoire un peu folle. En 2008, on réalise un film, Ata, qui reçoit le Prix du public au Festival CON-CAN de Tokyo. Les organisateurs nous invitent sur place pour le recevoir, on accepte et débarque à la dernière minute. Dès notre arrivée, ils nous proposent de tourner un petit film le lendemain, ce qu’on accepte…

C.Z. : On pensait qu’il s’agirait d’un petit clip sur Tokyo pour leur site web, par exemple. Quand on arrive au rendez-vous, une vraie équipe de tournage est là. Normalement, on met trois ans à obtenir ça. Du coup, on s’est isolé une demi-heure pour préparer un film, un véritable court-métrage. Le film qu’on a réalisé s’appelle Six, il a déclenché une coopération avec ces organisateurs de festival.

G.G. : Ça nous a donné envie de les revoir. Ce qui est arrivé quelques temps plus tard avec Ningen. On a travaillé sur le film en résidence à la Villa Kujoyama à Kyoto. En gros, on a passé notre temps entre une forêt et des bars pendant six mois. Je crois que ça se ressent dans le film !

Masahiro Yoshino dans NINGEN


Dans le deuxième acte du film, votre personnage principal, M. Yoshino, rencontre deux jeunes femmes dans une clinique psychiatrique. Elles inventent une histoire au fil des scènes, qui évoque celle de Ningen, telle qu’on la suit à l’écran. Au-delà de cette mise en abyme, on pourrait même déceler celle de votre propre travail d’écriture en résidence…

G.G. : Oui, c’est un peu ça !

C.Z. : Lorsque l’on a candidaté à la Villa Kujoyama, notre projet était plus encore centré sur cette clinique. La raison c’est que notre court Six a été présenté dans un festival où concourrait aussi un court dont le réalisateur s’est révélé être le directeur d’une clinique psychiatrique. Ses pensionnaires jouent dans son film. Il nous a proposé de venir le et les voir à Kyoto. Comme on ne comprend réellement qu’une société qu’en regardant ses extrêmes, ces personnages en marge nous ont semblé intéressants, à nous aussi. Sur place, tel qu’on le voit dans Ningen, ces deux patientes se racontent la fable du renard et du raton-laveur prenant forme humaine, qui est une histoire traditionnelle. Mais elles y ont ajouté une histoire d’amour. Ce sont elles qui nous ont mis sur la voie.

G.G. : On faisait des aller-retours entre la Villa et la clinique, le plus souvent simplement pour apprendre à se connaitre. Mais chaque semaine, elles avaient de nouvelles idées, elles faisaient avancer leur histoire. On l’a inséré progressivement dans le film. Leur récit a perduré pendant le tournage, les indécisions quant à la trajectoire du couple dans le film retranscrivent leur propre stagnation. L’écriture de leur propre histoire s’est même achevée après notre tournage. La leur est d’ailleurs plus « hardcore » que la nôtre ! Elles ont fini par écrire un livre, qui fut édité par la clinique et qui, si Ningen sort en DVD, se trouvera certainement inclus dans l’édition.


Elles sont presque co-scénaristes de Ningen, finalement…

C.Z. : C’est certain, ce sont elles qui nous ont dirigé vers cette histoire traditionnelle.

G.G. : Cette façon de travailler ensemble s’applique de manière plus générale à tous les gens qui sont impliqués dans le tournage. Comme tous les comédiens sont amateurs et n’ont même jamais été sur un plateau de cinéma, on essaie de les impliquer au maximum dans l’écriture des personnages. Ils n’ont pas notre scénario. A l’inverse, on s’inspire de qui ils sont, de leur propre vie, afin qu’ils choisissent leurs propres répliques et qu’ils se comportent tels qu’ils le feraient dans la réalité. Ensuite, bien sûr, on sculpte tout ça ensemble mais c’est une collaboration. De ce point de vue, la rencontre de M. Yoshino a été magique. Il s’est donné à fond, au point de se raser la tête et ça, c’était son idée.


Toute l’écriture de Ningen ne se fait pas au fil de l’eau, n’est-ce pas ?

G.G. : On travaille avec une équipe technique qui a besoin de quelque chose de cadré. Et pour trouver des financements, il faut déposer un scénario. On sait d’où l’on part et où l’on va. On connait la dernière réplique par exemple, on sait que le film va se terminer dans le sanctuaire shinto de Fushimi-Inari. Le casting n’évolue pas, on sait qui tient quel rôle. Seulement, c’est tout ce qui concerne les comédiens et leurs personnages qui reste très dynamique. L’autre chose qui bouge, c’est le contenu au sein des séquences. Mais là encore, c’est dû aux propositions des comédiens.

C.Z. : On a notre ligne narrative, on sait où l’on va. Mais on aime bien laisser l’anarchie se déployer au sein des séquences, et voir ce que les comédiens vont pouvoir apporter. Le film prend ensuite réellement vie sur la table de montage, en regardant les différentes propositions. Pendant le tournage, on laisse l’anarchie s’installer, mais un autre disque dur fonctionne en parallèle dans notre tête et imagine déjà le montage. C’est lui qui nous rappelle qu’on risque de pleurer six mois plus tard si tel geste ou telle réplique manque.

NINGEN de Guillaume Giovanetti et Çağla Zencirci

Le film a fait beaucoup de festivals à travers le monde. Comment les différents publics réagissent-ils ?


C.Z. : On a vraiment en toutes sortes de réactions. Lors d’une projection en Turquie, dès que les lumières se rallument, une femme demande le micro mais elle n’arrive pas à parler. Elle pleure à chaudes larmes dans le micro pendant 10 ou 15 secondes, même si nous avons l’impression que ça dure une demi-heure. Elle nous remercie d’avoir fait le film et se rassied. Ca nous a beaucoup touché. Il y a une autre réaction que j’aime bien, en France cette fois, c’est une vieille dame très digne et très belle qui descend les escaliers de la salle au moment du générique et vient directement vers nous et dit : « Ah, ça faisait longtemps que j’avais pas pris du LSD !».

C.C. : A Toronto, les spectateurs se sont carrément disputés à propos de certains détails. Le débat dure presque aussi longtemps que le film. On peut le retrouver en ligne.

C.Z. : Je repense aussi à la réaction de mes parents. Je leur montre le film, a priori ma mère adore mais parfois avec les parents, on ne sait jamais s’ils ont vraiment aimé ou…

G.G. : …ou s’ils font les parents !

C.Z. : Voilà. Là, en l’occurrence, le film s’achève, ma mère se lève enthousiaste en disant qu’elle va faire du thé. Mon père, lui, se retourne vers moi et me dit : «Tu veux me dire quelque chose, en fait ?». Là, je me suis dit que le film marchait.


Et c’était le cas, vous vouliez lui dire quelque chose à votre père avec Ningen ?



C.Z. : Non pas vraiment, je voulais dire quelque chose en général. Ou alors, je voulais dire quelque chose à M. Yoshino. C’est vraiment quelqu’un de très intéressant, de très respectueux avec les cent employés de l’entreprise dont il est PDG. Je l’appréciais à tout point de vue jusqu’à ce que je vois sa relation avec sa femme (qui interprète son épouse aussi dans le film, ndlr). J’avais ce petit reproche à lui faire, mais de même que lui prenait des chemins détournés et délicats pour me faire des reproches, je ne pouvais pas le lui dire en face. Alors on a dû faire un film pour ça. De toute façon, cette situation est assez adaptée à la réalité japonaise où l’on voit plein d’hommes très soutenus par leurs femmes, lesquelles font tout à leur place et ne reçoivent jamais ne serait-ce qu’un petit remerciement. Mais finalement, Ningen a fonctionné de façon très générale et universelle sur plein d’hommes de plus de soixante ans que l’on a rencontrés.


A titre personnel, sans avoir plus de soixante ans ou autant pleuré que la spectatrice turque, j’ai été très ému moi aussi par Ningen. Le film repose sur un cheminement incertain puis sa conclusion, simple et humble, qui tient en deux mots, bouleverse par sa grande simplicité. Un peu comme Flandres de Bruno Dumont (2006).

G.G. : C’est super. C’était un peu notre idée, donc si ça a marché, tant mieux ! De plus, personnellement, j’adore Bruno Dumont, surtout L’humanité (1999). D’ailleurs, comme lui, on aime tourner avec des gens qui ne sont pas des acteurs professionnels. Il a été l’un de nos guides, un des trois ou quatre grands cinéastes qui nous ont influencé quand on a essayé de trouver notre façon de travailler. On aime aussi beaucoup Carlos Reygadas, surtout Japón (2002). A la même époque, il y a aussi Mysterious objetcs at Noon (Apichatpong Weerasethakul, 2000) qui nous a beaucoup marqué.

C.Z. : En l’occurrence, Weerasethakul, on regarde ses films avec beaucoup de plaisir, mais sans ne jamais essayer d’imiter ce qu’il fait.  Quelqu’un comme Abbas Kiarostami, oui, on ne peut pas s’en empêcher, et ce depuis toujours. Mais Weerasethakul, ça ne nous a jamais traversé l’esprit.

G.G. : Ou alors de façon inconsciente. Je pense que si quelqu’un essaie expressément d’imiter ses films, il y a de gros risques que ce soit un échec. D’ailleurs, Weerasethakul a vu Ningen et nous a envoyé un mail pour nous dire qu’il avait beaucoup aimé. On était aux anges, évidemment. Ce qu’il y a de drôle c’est qu’il a surtout apprécié la seconde partie qui se déroule dans la clinique psychiatrique, alors que c’est la troisième qui fait le plus souvent penser à son cinéma. En tout cas, ce que l’on aime au cinéma, ce sont les auteurs qui sont entiers, qui prennent des risques et qui y vont à fond. L’humanité, quel choc incroyable… Quand Pharaon lévite, waouh !


Propos recueillis par Hendy Bicaise


Un grand merci à Isabelle Buron pour l’organisation de cette rencontre