Envoyé spécial à… NORDISK PANORAMA 2018 : les ombres qui menacent
Le festival Nordisk Panorama, organisé à Malmö en Suède, s’organise autour de deux sélections de films scandinaves : une de longs-métrages spécifiquement documentaires, et une de courts-métrages sans contrainte de genre. Le lauréat de cette seconde compétition (Les ombres), et le film qui nous a le plus impressionnés dans la première (Golden Dawn Girls), se rejoignent autour d’un même motif symboliquement puissant – celui des ombres qui rôdent dans et autour de toute communauté.
Différence de genre oblige, les deux œuvres développent sous des formes très différentes ce motif. Avec Les ombres, passé au festival de Clermont-Ferrand (où il fut déjà primé, doublement) plus tôt cette année, Jerry Carlsson compose une vision fantasmagorique et cryptique des conventions et étiquettes qui régissent les rapports sociaux. Celles-ci sont pour la plupart tacites, et contre-intuitives, ce qui rend leur compréhension impossible pour le regard candide d’un élément extérieur au groupe comme peut l’être un enfant. C’est à travers les yeux d’une petite fille que l’on suit le déroulement d’une soirée entre amis (située dans un lieu et une époque indéterminé·e·s), dont les coutumes et mondanités à l’œuvre à chaque étape (l’accueil des invités, le dîner, la danse…) nous deviennent aussi opaques qu’elles le sont pour l’héroïne. Stylisé de manière inspirée et talentueuse, dans son esthétique, sa mise en scène, sa chorégraphie, le résultat est mystérieux, fascinant – et de plus en plus inquiétant à mesure qu’il devient clair que cette organisation sociale a pour composante essentielle la mise au ban de toutes celles et tous ceux qui ne rentrent pas parfaitement dans le moule. Que ce soit leur comportement, leur apparence, ou encore leurs choix de vie qui les distingue, le fait d’être différent fait de ces individus la cible de méfiances et de persécutions. En nous conditionnant de sorte que l’on ne comprenne pas les causes de ces effets qu’il nous expose, Carlsson rend ces derniers encore plus perturbants et iniques.
La localisation de Golden Dawn Girls est beaucoup plus précise : la Grèce, aujourd’hui. Havard Bustnes y va à la rencontre des femmes (les filles, les épouses, les mères) évoluant dans l’ombre des leaders du parti néonazi Aube Dorée, que la crise économique terrible ayant frappé le pays ces dernières années a fait bondir du statut de groupuscule à celui de troisième force politique grecque. Les interlocutrices de Bustnes se montrent étonnamment amènes avec lui, l’accueillant chez elles et parlant devant sa caméra de tous les sujets – tant qu’il ne prononce pas le mot « nazi ». Tout le temps que Bustnes les a fréquentées, ces femmes lui ont récité mécaniquement l’échafaudage rhétorique (comme quoi le nazisme ne concernerait qu’un pays, qu’une période, que la Shoah) servant de façade mensongère à Aube Dorée ; et elles s’énervaient violemment lorsque le cinéaste balayait leurs arguments fallacieux, pour sortir de l’ombre la réalité haineuse et raciste de leur parti politique.
Bustnes a gardé le pire pour la fin : une tentative de confrontation de la plus jeune de ses personnages à des preuves concrètes (des photos) de l’allégeance au nazisme de son père, leader d’Aube Dorée
La loyauté de ces femmes, véritables soldats au service de leurs hommes, est absolue : au besoin, et en un claquement de doigt, elles les suppléent quand ils se retrouvent en prison, puis s’effacent de nouveau complètement lorsqu’ils en ressortent. On imagine sans mal, mais avec angoisse, comment cette loyauté peut s’exercer tout aussi aveuglément, chez tous les suiveurs du parti, pour obéir à des injonctions de toutes sortes – telles les ratonades dont Bustnes montre des extraits de vidéos retrouvées sur YouTube. Ces images ne sont pourtant pas les plus effrayantes du film. Bustnes a gardé le pire pour la fin : une tentative de confrontation de la plus jeune de ses personnages à des preuves concrètes (des photos) de l’allégeance au nazisme de son père, leader d’Aube Dorée. Tous ceux qui se considèrent comme humanistes et espèrent trouver du bon en chaque personne, à l’instar du cinéaste (qui le dit dans cette scène), ne peuvent qu’être dévastés à la vision de l’obstination prolongée de cette adolescente à refuser de condamner, ou même simplement énoncer, l’idéologie nazie de son père. Elle nie l’indéniable, dans un triomphe de l’embrigadement sur la réalité et du fanatisme sur la possibilité d’un dialogue ; comme c’est le cas aujourd’hui sur la scène politique et sociale de tant de pays.
Le festival Nordisk Panorama s’est déroulé à Malmö du 20 au 25 septembre 2018.