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À cheval entre 1970 et 1971, une année de la vie d’un foyer d’un quartier bourgeois de Mexico (quartier qui donne son titre au film). Les parents, leurs quatre enfants, et les employés de maison dont Cleo, magnifique cœur vibrant de cette œuvre miraculeuse de douceur et de bienveillance, fortement inspirée des souvenirs d’enfance de son auteur Alfonso Cuaron.
On avait quitté Cuaron il y a cinq ans maintenant, en orbite autour de la Terre en compagnie de deux stars hollywoodiennes. Il revient avec un film en noir et blanc, en espagnol et en mixtèque (la langue natale des employé.e.s des blancs, d’origine indigène), pour lequel il s’est entouré d’une troupe de comédien.ne.s amateur.e.s (à l’exception de Marina de Tavira qui joue Sofia, la mère) et tient presque tous les rôles derrière la caméra, homme-orchestre assurant le succès de sa folle entreprise avec le même brio que le personnage de Sandra Bullock dans Gravity. En plus du scénario et de la mise en scène, Cuaron s’est occupé sur Roma de la photographie, du montage et de la production. Comme s’il lui tenait à cœur que personne ne vienne s’intercaler entre les images de son enfance présentes dans sa mémoire, et leur représentation à l’écran.
La dernière fois que Cuaron était venu filmer son Mexique natal, c’était après dix ans et deux films à Hollywood, contre dix-sept ans et trois films cette fois-ci. Le film tourné alors, en 2001, était Et… ta mère aussi !, qui comme son titre le laisse supposer est au premier abord aussi différent que possible de Roma. Mais le gouffre qui semble séparer les élans insouciants et grivois de l’un, de la bienveillance délicate de l’autre, n’est en réalité qu’une affaire de point de vue. Dans les deux films c’est le même monde que l’on voit tourner, celui d’un Mexique âpre où les classes sociales vivent côte à côte sans interagir, hormis dans les rapports de subordination qui relient les familles bourgeoises et leurs employé.e.s de maison. La différence entre Et… ta mère aussi ! et Roma tient au fait de nous mettre en compagnie de protagonistes qui choisissent d’être conscients ou non de ce fonctionnement inéquitable et violent de la société. Les post-adolescents de Et… ta mère aussi ! détournaient sciemment le regard ; les femmes de Roma ont les yeux et l’esprit grands ouverts sur ce qui les entoure. Cuaron, lui, porte un même intérêt à toutes et tous dans un film comme dans l’autre, avec sa mise en scène privilégiant les longues prises ininterrompues qui lui permettent d’embrasser le mouvement de toute une maison, toute une rue, tout un quartier.
Dans Et… ta mère aussi !, la voix-off devenait le réceptacle de tous les malheurs et injustices que les protagonistes ne voulaient pas laisser pénétrer durablement leur champ de vision et de pensée – ce qui constitue un examen réaliste de nos tendances égoïstes, en même temps qu’une certaine solution de facilité en termes de réalisation. Il n’y a plus de tel appui extérieur à la mise en scène dans Roma, où tout ce que fait Cuaron est d’une fluidité et d’une évidence absolues. Aucune scène ne triche pour parvenir à ses fins, et l’écueil inverse est pareillement évité : à aucun moment la démonstration de maestria cinématographique ne vient étouffer la vérité et la simplicité des moments filmés. Tout est honnête et limpide dans le récit, à commencer par l’ordre d’apparition de ses personnages qui est très exactement leur ordre d’importance. En premier lieu Cleo, puis les enfants, leur mère, et arrivant en dernier le père, Antonio – dont la révélation est différée puisqu’il se manifeste tout d’abord à travers sa voiture, une berline luxueuse (la Ford Galaxie) qui est pour lui un signe extérieur de standing et de réussite mais pour tou·te·s les autres un encombrement à la hauteur de ses dimensions.
Antonio ne prendra pas le temps d’imprimer sa marque sur le récit, qu’il délaisse comme son foyer au profit des bras de sa maîtresse. Et c’est ainsi que, dans Roma comme dans Gravity, une fois que les hommes s’éclipsent (pour des raisons différentes), les femmes doivent s’en sortir seules ; et le peuvent, car elles sont dotées de super-pouvoirs qui ne disent pas leur nom. La résilience et la bienveillance, la bravoure et l’espoir, l’abnégation et la faculté à se surpasser – à refuser ce que l’on dit être vos limites, et face auxquelles les hommes préfèrent eux répondre par la fuite ou la rage. Ryan, dans Gravity, accomplissait mille prouesses de plus en plus extraordinaires pour rejoindre la Terre. Cleo doit faire face à moins de situations extrêmes, dans lesquels exposer ses pouvoirs, ce qui ne veut pas dire que Cuaron n’est pas là pour saisir ces moments, y compris s’il doit en être l’unique témoin : lorsque Cleo est la seule à parvenir à maintenir une posture d’équilibre impossible au milieu d’un bataillon d’hommes pourtant surentraînés, ou quand elle va sauver dans les vagues deux des enfants de Sofia.
Cleo, la femme qui l’incarne (Yalitza Aparicio, dont l’interprétation est miraculeuse) et celle qui l’a inspirée (l’employée de maison de la famille du cinéaste quand il était jeune) sont les seules avec qui Cuaron a accepté de partager la création de son film. Lequel allie ainsi deux points de vue, qu’il met au centre alors qu’ils sont d’ordinaire relégués à la marge : celui des enfants, en prise directe avec les propres souvenirs de Cuaron, et celui de Cleo, qui apporte un regard adulte sur les événements tragiques de cette période. Au contraire des autres protagonistes, Cleo ne vit pas cloisonnée dans un mode de vie ou une vision du monde, ce qui la rend en mesure de porter les trois histoires principales de Roma – la famille mise à terre par l’abandon d’Antonio, sa propre histoire, avec une romance et une grossesse qui finiront très mal, et l’histoire d’alors du pays, qui a pour climax dans le film le « massacre de Corpus Christi », répression d’une manifestation étudiante par des milices qui tuèrent plus de cent personnes. Toutes ces échelles de récit sont traitées à égalité par Cuaron, suivant une perspective établie dès l’un des premiers plans (superbe) du film : un avion traversant le ciel et dont l’on suit le reflet dans une modeste et anecdotique flaque d’eau.
Alfonso Cuaron gagne sur tous les tableaux dans sa manière de tisser ces récits. Il les développe dans la durée, démarrant bien en amont et les enrichissant ainsi graduellement, patiemment, jusqu’à rendre leur acmé considérable. Et bouleversante, par sa capacité à donner à ces histoires un cœur poignant, en les traitant sans cesse à hauteur d’individu ; ce qui lui fait trouver et filmer les détails donnant encore plus de justesse, et de force, aux scènes, qu’il s’agisse du massacre des étudiants ou d’une annonce de divorce entendue du point de vue des enfants. Enfin, et surtout, Cuaron magnifie par sa réalisation chaque moment de chaque histoire, sans jamais trahir leur caractère délicat et quotidien. Il trouve la tonalité de chaque séquence, sa note, son rythme, et emploie sa mise en scène à l’amplifier sans la déformer. Il parvient à reproduire des mouvements intimes avec le souffle et les moyens d’un grand orchestre, deux heures quinze durant. Il nous laisse pantois et émus aux larmes.
Un mot pour finir sur la diffusion du film, qui se fait via Netflix, c’est-à-dire quasi exclusivement (à une poignée de séances près) loin des grands écrans de salles de cinéma. Ce qui peut paraître en contradiction avec l’ampleur du geste de Cuaron est possiblement en phase avec son souhait profond : que son film touche le plus grand nombre, comme le faisaient ceux qu’il a vus dans son enfance dans des salles de plusieurs milliers de places affichant complet, auxquelles il rend hommage de manière répétée dans Roma (avec un clin d’œil à Gravity et à ce qui l’a inspiré). Aujourd’hui, de tels rassemblements populaires se trouvent moins dans les cinémas que devant les écrans connectés à Netflix & co. D’où le choix de Cuaron, dans l’espoir de toucher et d’inspirer à son tour le plus grand nombre possible de spectateurs d’aujourd’hui et d’auteurs de demain.
ROMA (Mexique, 2018), un film de Alfonso Cuaron, avec Yalitza Aparicio, Marina de Tavira. Durée : 135 minutes. Disponible sur Netflix le 14 décembre 2018.