MA LOUTE : de l’art et du cochon

En 1910, un inspecteur obèse et son acolyte enquêtent sur une série de disparitions survenues dans une baie du Nord de la France. Au même moment, Ma Loute, fils de pêcheurs un peu spéciaux, fait la connaissance de Billie Van Peteghem, qui passe ses vacances dans la baie en compagnie de son oncle, sa tante et sa mère. L’occasion pour Luchini, Binoche et Bruni-Tedeschi de se livrer à une compétition de jeu outré – et pour Bruno Dumont de dynamiter les limites de son cinéma sous prétexte de comédie.

Il y a dix-neuf ans, un ex prof de philosophie nommé Bruno Dumont signait un premier long-métrage remarqué, La Vie de Jésus, autour d’une bande de jeunes nordistes dont le désœuvrement pouvait à tout moment se muer en sauvagerie. Cinéaste docte, parfois accusé de mépriser ses personnages, Dumont a depuis bâti une œuvre souvent austère, où l’humanité et la monstruosité n’étaient jamais bien loin de fusionner. Jusqu’à la présentation de Camille Claudel 1915, on était à mille lieues de s’imaginer que Dumont avait sous le capot des envies de comédie aussi délirantes que celles développées dans Ma Loute. Entre temps, la série P’tit Quinquin avait laissé entrevoir le penchant du metteur en scène pour l’absurde, le farfelu, le dialogue à contretemps. Roupie de sansonnet par rapport à ce qu’il présente ici, à savoir une œuvre posant des axiomes inédits afin de pouvoir ensuite tout se permettre. Dire que c’est déroutant est un euphémisme.

MA LOUTE

Tout comme on pouvait légitimement craindre que le cinéma des frères Dardenne soit un peu dénaturé par l’irruption soudaine d’un parterre d’actrices célèbres à la tête de leurs films (Cécile de France, Marion Cotillard puis Adèle Haenel), l’annonce d’un trio Luchini – Binoche – Bruni-Tedeschi au sommet de l’affiche de Ma Loute avait de quoi déconcerter. Enrôler trois interprètes au style très marqué après avoir passé tant d’années à travailler avec de «vraies gens» semblait signifier pour Dumont une totale remise en question, potentiellement déceptive, de son cinéma. On réalise aujourd’hui à quel pont tout cela n’était qu’un écran de fumée : si le trio de stars passe effectivement le plus clair de ses scènes à tirer la couverture à lui dans un festival de surjeu (ou plutôt de jeu “à côté”) absolument assumé, c’est pour dissimuler le plus longtemps possible le reste, à savoir l’absence totale de limites de Dumont. Une totale liberté de ton et de script qui, à défaut de convaincre, a au moins le mérite de surprendre.

comédie outrancière et macabre mêlant Monty Python, Kusturica, Dupont et Dupond, Laurel & Hardy

Plusieurs fois dans Ma Loute, le duo de flics à chapeau melon se demande à propos de certains éléments de son enquête si c’est du lard ou du cochon. On serait bien en peine de les aider à séparer le bon grain de l’ivraie, tant Dumont semble s’être échiné à mêler dans son film des thématiques importantes (dont une réflexion d’une richesse insoupçonnée sur l’identité de genre) à des éléments semblant purement fantasques. Plus la fin du film approche, et plus certaines séquences semblent avoir été écrites par un générateur aléatoire de scénario, capable d’enchaîner une séquence somptueuse avec une autre qui, en comparaison, n’est pas loin de sembler inepte. Dans son genre, le film rappelle Tale of tales de Matteo Garrone, insaisissable sélectionné cannois de 2015 qui avait lui aussi le défaut d’être livré sans notice et de sembler contenir plusieurs films en un. Difficile de succomber pleinement au si beau drame autour de l’histoire d’amour impossible entre un pêcheur de moules cannibale et une fille-garçon venue d’un tout autre milieu social. Pas parce que ce film-là est imparfait, mais parce qu’il alterne avec une comédie outrancière et macabre mêlant Monty Python, Kusturica (période Chat noir, chat blanc), Dupont et Dupond (version Simon Pegg et Nick Frost), Laurel & Hardy et pas mal de slapstick comedy. Elle-même pourrait constituer un film tout à fait fréquentable, comme un prequel de P’tit Quinquin se déroulant un siècle plus tôt, mais l’immersion dans cet humour si spécial nécessiterait une immersion continue, pas un saupoudrage sans cesse interrompu par des moments d’émotion.

MA LOUTE

Reste qu’il est toujours possible de soupçonner Bruno Dumont de faire preuve du plus grand mépris qui soit, non seulement à l’encontre de ses personnages, mais aussi envers son public. Qu’il raille sans réserve les petits bourgeois du Nord qui s’extasient avec trop d’emphase sur un paysage ou une omelette, soit. Qu’il utilise l’obésité du commissaire pour faire rire à ses dépens passe déjà beaucoup moins bien, même si sur le moment il est effectivement bien difficile de s’empêcher de pouffer. Mais lorsqu’il finit par empiler les degrés de moquerie pour nous faire comprendre que nous avons été ridicules de rire aux dépens des protagonistes, le vase n’est pas loin de déborder. Le mécanisme ressemble à celui qui caractérisait par exemple Le Dîner de cons : se moquer d’un personnage pendant tout un film puis nous expliquer in extremis que c’est mal, c’est à la fois malhonnête et manipulateur. Contrairement à ce qui se produisait avec P’tit Quinquin, où la tendresse emportait le morceau, Ma Loute rappelle l’expression antique « du pain et des jeux » : Dumont nous jette au visage de quoi nous divertir pour mieux nous détourner du reste.

Difficile de s’empêcher d’imaginer à quoi aurait ressemblé le film s’il n’avait pas été une comédie.

Si le cerveau choisit de faire son propre montage et de laisser de côté le plan le plus surréaliste du film, qui n’est pas le plus réussi (y compris visuellement, avec notamment un horrible plan subjectif vu du ciel dont la qualité aurait mis en colère le Dumont d’il y a quinze ans), on retrouve plus d’une obsession du cinéaste dans Ma Loute, à commencer par cette fascination pour les crimes sordides et ce penchant pour l’inceste (ici utilisé comme une simple blague destinée à jouer avec les clichés liés au peuple nordiste). Difficile de s’empêcher d’imaginer à quoi aurait ressemblé le film s’il n’avait pas été une comédie. Le regard simple et profond de Ma Loute, la personnalité double donc singulière de Billie van Peteghem, les télescopages réguliers entre les prolos cannibales et les bourgeois snobs comme des pots de chambre… Dumont tenait peut-être son chef d’oeuvre. Il a choisi de désacraliser son propre cinéma, de l’emmener ailleurs quitte à perdre un peu de charisme en route. S’il est difficile de le blâmer d’avoir voulu évoluer, il est encore plus ardu d’éviter de se dire que c’était mieux avant.

MA LOUTE (France, 2016), un film de Bruno Dumont, avec Fabrice Luchini, Juliette Binoche, Brandon Lavieville, Raph. Durée : 2h02. Sortie en France le 13 mai 2016.

Thomas Messias
Thomas Messias

Prof de maths le jour. Défend la veuve et le cinéma argentin la nuit sur Brefciel.com. Aimerait devenir Ricardo Darín (ou Vincent Gallo) (ou Ricardo Darín).

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